Volume 4 / La conception de dispositifs info-communicationnels

L’école partie prenante de la reproduction des inégalités sexuée – entretien avec Sophie Devineau

Sophie Devineau
Université de Rouen Normandie

Résumé

Présenter l’école comme un univers à part est un raisonnement largement répandu et qui s’est épanoui à la faveur du mythe de la neutralité scolaire alimentant une sorte d’aveuglement collectif. La loi de mixité scolaire a été vécue comme une fin en soi alors que les cadres institutionnels ne garantissent pas le déroulement égalitaire des scolarités. Or il n’est pas tenable de placer l’école en-dehors du système de fabrication des rapports sociaux de sexes qui s’exercent continûment dans toutes les sphères de la vie sociale. Une des premières manifestations du sexisme de l’école consiste à ignorer les inégalités d’orientation selon les filières sous couvert de neutralité. Ne pas les prendre en charge privilégie l’idéologie du libre choix des individus laquelle fabrique dans les faits les inégalités sexuées à l’ombre d’une mixité de façade.

Abstract

The school system is quite often considered and misrepresented as a world of its own. The myth of the neutrality of the school system has fostered this commonly held view and has fuelled a collective blindness. Coeducational legislation was seen as the be-all and end-all, and yet the institutional framework did not warrant equal academic opportunities. It would seem unreasonable to claim that the school system is not part and parcel of the construction of gendered social relations while all areas of social life are affected by gender disparities. One of the most blatant signs of sexism at school is to ignore gender inequalities in academic counselling on account of some alleged neutrality. Not taking gender inequalities into account is a way of promoting the idea of the individuals’ free choice, which in fact produces gendered inequalities under the pretence of coeducation.

Mots-clés
genre, éducation, inégalités sexuées, littéracie

Keywords
gender, education, gender inequalities, literacy
Citer
Pour citer
Devineau, Sophie (2016). L’école partie prenante de la reproduction des inégalités sexuée – entretien avec Sophie Devineau. Revue de recherches en littératie médiatique multimodale, 4.

Pour quelles raisons l’éducation scolaire doit-elle s’emparer de l’éducation à l’égalité entre les sexes ? N’a-t-elle pas déjà beaucoup œuvré à la réussite des filles ?

Il est un fait que les filles, dans leur ensemble, réalisent un parcours scolaire couronné de succès plus souvent que les garçons. Toutes les statistiques l’attestent, ce qui a valu sans doute que l’école en tant qu’institution ne se soit pas particulièrement interrogée sur le sujet estimant un peu vite qu’elle avait fait son travail et que le problème devait être posé aux familles, d’une part, et à l’entreprise, d’autre part. De façon commode pour l’école, l’éducation familiale pouvait être ainsi présentée comme la première instance de socialisation responsable de la transmission des stéréotypes sexués, quand dans le monde du travail, l’entreprise était, elle aussi, pointée du doigt comme lieu de la reproduction des inégalités de salaires et de carrières entre les femmes et les hommes. Bien entendu, tout cela est parfaitement juste, il suffit pour s’en convaincre de suivre les études menées par la DARES (Direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques, du ministère du Travail) notamment celles de Dominique Méda (2001). En revanche, il n’est pas tenable de placer l’école en dehors du système de fabrication des rapports sociaux de sexes qui s’exercent continûment dans toutes les sphères de la vie sociale. Le système éducatif est missionné pour prendre en charge l’éducation formelle qui ne peut en aucun cas minorer ses effets sexistes en regard de ceux produits par l’éducation informelle.
Présenter l’école comme un univers à part est un raisonnement largement répandu et qui s’est épanoui à la faveur du mythe de la neutralité scolaire alimentant une sorte d’aveuglement collectif. La loi de mixité scolaire a été vécue comme une fin en soi alors que les cadres institutionnels ne garantissent pas le déroulement égalitaire des scolarités.
Voilà la raison pour laquelle il est important de montrer que l’école est bel et bien partie prenante d’une éducation sexiste. Ceci est d’ailleurs plus conforme à la réalité contemporaine où il s’agit de développer des dispositifs multiples d’éducation conjointe entre diverses structures professionnelles et la famille, mais où la place occupée par l’école reste majeure, ne serait-ce que dans le rythme qu’elle impose à tous, et quand le diplôme scolaire est si déterminant pour l’insertion dans le monde du travail.

Quelles sont les manifestations de ce sexisme scolaire ?

Tout d’abord, il faut revenir au premier constat qui établit une supériorité scolaire des filles, car il est trompeur. En effet, s’il n’est pas faux, s’en tenir à un indicateur aussi global induit toutefois des conclusions, qui elles sont erronées. Derrière ces chiffres moyens se cachent de très grandes disparités de trajectoires scolaires. Et c’est précisément ces variations qui, tout en étant plus justes sociologiquement, sont les plus éclairantes à propos du fonctionnement de l’éducation scolaire. On démontre ainsi que les types de filières empruntées et les diplômes obtenus par les filles et les garçons constituent des facteurs très discriminants dont les effets se feront sentir sur l’ensemble des parcours de vie avec, dès l’entrée dans la vie active, un désavantage net des femmes. Les titres scolaires remplissant leur fonction sociale de signal aux employeurs, les diplômes scientifiques détenus majoritairement par les garçons les favoriseront sur le marché du travail. À l’inverse, les filles formées dans des cursus littéraires se trouveront en situation de faiblesse pour négocier leur qualification. Ce phénomène est aujourd’hui bien documenté et se vérifie dans tous les domaines de la formation générale et technique où les secteurs des services très féminins s’opposent aux secteurs industriels essentiellement masculins. Une ségrégation horizontale opère donc un tri sexué selon le type de formation à laquelle s’ajoute une ségrégation verticale qu’il est important de souligner. En moyenne, si les filles sont plus nombreuses que les garçons à obtenir un baccalauréat et à entrer à l’université, elles ne conservent cet avantage apparent que peu de temps puisque ce sont les garçons qui sont plus nombreux à atteindre les niveaux universitaires élevés du master, et surtout du doctorat. Au bout de ce long processus, les garçons ont en réalité maintenu leur atout masculin à travers des orientations stratégiques, puis ont conforté cette dotation par des parcours plus longs dans le supérieur ce qui leur garantit un emploi plus rémunérateur et bénéficiant d’une large reconnaissance sociale. De sorte que la division sexuée du travail est encore aujourd’hui très actuelle, comme l’a monté Danièle Kergoat (1998, 2009). Christine Delphy (1998, 2001) a, de son côté, très bien décrit comment l’organisation patriarcale a pu s’épanouir au sein du modèle économique capitaliste dans lequel les inégalités de classe croisent les inégalités de sexe et de racisation. Ainsi, l’approche la plus fidèle à la réalité sociale des rapports sociaux est celle de l’intersectionnalité, tant les individus sont pris dans des collectifs de socialisation divers et dont il faut prendre la mesure. À cet égard, dans le secteur des services, selon Sylvie Monchatre (2010), le genre est appelé à faire office de compétence dans le sens où l’employeur l’utilise comme critère de recrutement sur des postes définis a priori sur un mode sexué.

Autrement dit, une des premières manifestations du sexisme de l’école consiste à ignorer ces inégalités d’orientation sous couvert de neutralité. Ne pas les prendre en charge privilégie l’idéologie du libre choix des individus, laquelle fabrique dans les faits les inégalités sexuées à l’ombre d’une mixité de façade.

N’est-il pas difficile pour l’école d’intervenir sur ces choix sans heurter les élèves et leurs familles ?

Le travail éducatif, pour l’école comme pour les familles, est une entreprise qui se déroule sur la longue durée, aussi doit-on développer un raisonnement à partir des valeurs culturelles de la société. Parmi ces valeurs, l’égalité est un principe universel autour duquel se retrouve la majorité des citoyens. C’est en partant de ce principe que l’éducation des jeunes peut alors être examinée à l’aune de ce qu’elle transmet. En se penchant sur les objets et les discours éducatifs, on est alors en mesure de dévoiler un ensemble de facteurs très subtils qui façonnent les éducations sexuées. En réalité, le libre choix des individus et des familles est un leurre puisqu’il a été construit au long d’une socialisation minutieuse parfaitement sexuée et qui va ensuite motiver des orientations distinctes selon les sexes. En matière d’éducation, il est utile de rappeler la phrase fameuse de Christine Delphy (1998, 2001) « Le genre précède le sexe ». La force de cette socialisation réside dans le fait qu’elle n’est pas perçue comme une contrainte, mais au contraire, qu’elle est incorporée et vécue en tant qu’expression personnelle de l’individualité de chacun. Il s’agit de l’habitus sexué décrit par Pierre Bourdieu comme instrument très efficace d’autopersuasion et de reproduction de la domination masculine. Cette éducation sexuée est distillée au long des années de la formation des jeunes de manière si persuasive qu’elle finit par paraître « naturelle » et, par conséquent, impossible à changer. C’est ce que l’on appelle le système de genre : tout dans le monde social fait écho à ce partage sexué, tous les aspects de la vie se renforcent mutuellement dans ce sens, pour finalement assurer une très grande cohérence. Erving Goffman (1977, 2002) décrit à cet égard comment les institutions renvoient à chaque instant aux individus l’image d’un partage sexué des rôles, des comportements comme des espaces. Il en ressort une représentation fallacieuse de deux groupes sociaux étanches et parfaitement complémentaires, alors que le monde social est un continuum d’individualités extrêmement complexes et aux potentialités multiples comme le théorise Judith Butler (1990, 2005) contre ce qu’elle nomme la « fiction régulatrice ».

Faute de s’intéresser à ces mécanismes subtils, on s’interdit de comprendre comment le système de rapports sociaux de sexe perdure et se redéploie constamment en s’adaptant à tous les changements, qu’il s’agisse du développement de la technologie ou bien encore des bouleversements de l’organisation de la famille et du travail.

Au nombre des supports éducatifs ont été décryptés, par exemple, les effets des jeux et des jouets proposés aux enfants qui font de la sorte l’apprentissage des rôles sociaux de sexe. La spécialisation des activités induites par cette offre ludique oriente l’imaginaire et les comportements selon une bicatégorisation aux frontières nettes. Mais ces apprentissages sociaux se déploient également dans l’espace et les usages des cours de récréation, extensifs du côté des garçons et très circonscrits du côté des filles. Aujourd’hui, on sait que la distribution de la parole en classe favorise les garçons et que les interactions maître-élève soutiennent mieux la bonne image de soi et l’assurance chez eux que chez les filles. Ce dernier aspect a un impact direct et très fort sur les projets d’orientation puisqu’à niveau égal en mathématiques, les garçons sont plus nombreux à projeter un diplôme et un métier scientifiques.

On entrevoit ainsi l’ampleur du champ d’action de l’école pour une éducation explicite comme implicite qui serait réellement mixte.

Quelle place pourrait occuper la littéracie dans une éducation respectueuse de la mixité ?

Lorsque l’on se penche sur les programmes scolaires, il ne fait aucun doute que les compétences en littéracie sont un domaine majeur de l’éducation scolaire tant elles déterminent par la suite l’autonomie de l’individu et son pouvoir d’agir comme citoyen, toutes choses d’ailleurs liées à la réussite scolaire.

Sur ce plan, les résultats des enquêtes PISA (Programme international de suivi des acquis scolaires) sont très instructifs, puisqu’ils mettent en lumière l’enjeu qu’il y a pour un système à doter ses jeunes âgés de 15 ans d’outils intellectuels suffisants, de manière égalitaire et mixte. La principale vertu de ces enquêtes est de démontrer, par l’exercice de la comparaison internationale, que des systèmes fonctionnent mieux que d’autres, ouvrant ainsi le champ à des réformes éducatives. S’agissant des inégalités sexuées, la preuve est apportée qu’il n’y a pas de fatalité culturelle propre à un pays qui expliquerait les différences entre les filles et les garçons. Au contraire, les résultats dénaturalisent les compétences en mettant à jour des politiques d’éducation qui agissent dans des contextes sociaux plus ou moins favorables à l’égalité.

Ensuite, les mécanismes qui conduisent à l’assignation à des rôles sociaux par la colonisation du langage sont analysés par le philosophe Franco Berardi (2013) comme le nœud de la domination. Il rappelle ainsi que le champ lexical est le terrain principal de la lutte, car il est le symptôme de la transformation des relations sociales. Selon lui, l’activité réflexive sur le langage est devenue plus nécessaire du fait que la technologie et le langage développent un rapport de plus en plus étroit sous la forme de réseaux informatiques réticulaires. Le champ de la culture, des représentations et des discours est le domaine de la littéracie qui doit intégrer les analyses de Nicole-Claude Mathieu (1977) et Colette Guillaumin (1992) à propos des modes de légitimation de la domination masculine.

L’éducation à la maîtrise de la langue, du langage et de la parole est donc un point central dans les programmes, et pourtant, notre culture véhicule de nombreux stéréotypes. Le choix des textes dans une littérature jeunesse débarrassée des clichés sexistes ou qui permet une distance critique par l’humour n’est pas systématisé. La présentation des œuvres classiques du patrimoine mérite, elle aussi, une bonne maîtrise afin que le répertoire s’enrichisse de mises en perspective ainsi que de la redécouverte d’écrivaines oubliées. Ce travail est déjà en partie amorcé pour les manuels d’histoire, mais beaucoup reste encore à faire dans les domaines scientifiques. Cette situation est d’autant moins compréhensible qu’aujourd’hui les savoirs scolaires peuvent s’appuyer sur de nombreuses recherches menées dans ce sens et que les connaissances se sont largement enrichies d’œuvres et de figures féminines.

De sorte que la mixité, la parité et l’égalité sont autant d’objectifs qui peuvent être réellement atteints ; pour preuve un simple regard historique suffit à embrasser le chemin parcouru par les filles vers toujours plus de formation, tout comme une mise en perspective géographique témoigne des progrès réalisés par les pays qui investissent le plus égalitairement dans leur système éducatif.

Par ailleurs, il est tout à fait remarquable d’observer que les nouvelles technologies se révèlent propices à l’émergence de pratiques jusque-là plutôt féminines et dont s’emparent aujourd’hui les garçons. Ce revirement du désintérêt des garçons à la faveur de l’écriture électronique souligne à quel point les assignations sexuées à un type d’activité est le produit d’une histoire sociale. De la même manière que les métiers changent de sexe au cours du temps, le secrétaire ou le médecin devenant la secrétaire ou la médecin, les goûts pour la lecture ou l’informatique se transforment selon un mixage complexe, mais jamais donné par avance et certainement pas par la nature biologique des individus.

Le champ ouvert à l’enseignement est donc très large et très plastique. Autrement dit, plus l’ambition culturelle sera égalitaire, plus la politique d’éducation sera précautionneuse de l’indifférenciation sexuée des potentialités intellectuelles des jeunes et plus les compétences littéraciques auront des chances d’être plurielles au lieu d’être étroitement stéréotypées.

Or, c’est certainement à ce niveau que les études menées, afin de décrire les trajectoires translittéraciques des élèves, apportent le plus de connaissances.

Les enseignant.e.s peuvent-ils réellement faire bouger les choses ?

Certes, on ne peut pas penser l’école sans les acteur.e.s de cette institution. Ceci est d’autant plus vrai qu’aujourd’hui, dans les établissements scolaires, ce sont des professeurs volontaires qui assurent le tutorat des projets scolaires et professionnels des élèves pour leur orientation.

Plusieurs études montrent que s’ils sont relativement égalitaires dans leur vie privée et relativement ouverts à la question de l’égalité entre les sexes à l’école, ils manquent cruellement de formation sur le sujet et sont peu incités à la vigilance par l’institution qui leur fixe d’autres priorités. De sorte que, l’attention aux contenus et aux supports des apprentissages sexistes relève encore de leur seule bonne volonté en l’absence d’obligations professionnelles réelles.

Également, le fait que cette profession soit majoritairement exercée par des femmes dans les premiers niveaux scolaires ne constitue en rien une garantie contre une éducation sexiste. En effet, pour une part, les enseignantes embrassent le métier en se conformant parfaitement au rôle social assigné aux femmes, celui de mère éducatrice et de conjointe idéale pour l’homme menant une carrière. De ce point de vue, l’enseignante est une figure attendue de la femme active tout comme peut l’être l’infirmière. Ceci est encore renforcé par la distribution hiérarchisée des femmes au long des degrés d’enseignement de l’édifice scolaire ; les femmes se raréfiant de la maternelle à l’université, et inversement, les hommes se multipliant à mesure que l’on s’approche du supérieur. On ne peut cependant s’en tenir à cet aspect, car il est tout aussi vrai que les enseignantes incarnent un modèle progressiste de la femme salariée, tant du point de vue des droits liés au statut dans le travail, que de la place qu’elles ont occupée dans le mouvement général d’émancipation des femmes. Fortement diplômées, les enseignantes ont conquis un certain pouvoir d’agir par leurs savoirs. Cette réalité sociohistorique des enseignantes exclut, là encore, toute tentation naturalisante des professionnels autant que toute interprétation fixiste des sociétés qui sont mues par des dynamiques complexes.

Autrement dit, si le modèle identificatoire qu’incarnent les enseignantes aux yeux des élèves n’est pas univoque, il présente suffisamment de caractéristiques sexistes pour qu’il fasse l’objet d’une prise de distance de la part de professionnels pleinement conscients de leur être sociologique mis en scène en classe. Mais, plus fondamentalement, l’organisation du travail scolaire gagnerait à plus de parité dans ses recrutements comme dans les affectations sur les postes en écoles maternelles et de direction, deux échelons très marqués par le genre et qui désignent des niveaux d’intervention pour l’action publique.

On mesure ainsi les besoins en termes de politiques publiques et de formation des enseignant.e.s, besoins qui doivent évidemment pouvoir s’appuyer sur les travaux de recherche dans ce domaine.

Quels sont les autres freins à un changement vers plus d’égalité entre les sexes ?

Outre ceux déjà évoqués concernant l’institution scolaire elle-même, et l’organisation sociale dans son ensemble, notamment dans la sphère du travail, il faut bien entendu ne pas négliger les médias, l’univers de la consommation et de la publicité qui enserrent l’action pédagogique de l’école et qui nourrissent les pratiques littéraciques des jeunes. Les images diffusent des représentations sexistes qui enveloppent tout le spectre du monde social dans lequel baignent les individus. Les codes de couleurs assignent les goûts à un sexe, les modèles sociaux spécifient des attitudes de genre, autorisent ou interdisent des gestes et des postures, tout comme les figures sociales héroïsées proposent des styles et des rôles sexués. Mais surtout, ces normes sociales ne s’exercent pas sur un mode égalitaire, elles existent afin de remplir une fonction discriminante à l’endroit du groupe dominé. « Chacun et chacune à sa place », constitue la trame des codifications des relations entre les individus et soutient des rapports de sexe conformes à la domination masculine.

Là encore, on entrevoit l’importance qu’il y a à mener des recherches à propos des images véhiculées sur la femme et l’homme, présentés et donnés à penser comme des entités aux besoins dictés par la biologie sans que la culture intervienne alors même que l’entreprise médiatique use précisément de tous les ressorts d’une culture sexiste qu’elle diffuse largement.

Il faut avoir en tête que les rapports de pouvoir ne fonctionnent jamais en faveur des groupes sociaux minorés, sinon on ne peut pas comprendre pourquoi les femmes, numériquement aussi nombreuses que les hommes, se trouvent toujours en situation de devoir revendiquer un droit à l’égalité.

L’accès à la parole publique dans des fonctions et des statuts qui légitiment cette parole, comme celle d’élus ou de cadres dirigeants, est encore l’exception pour les femmes. Il n’est donc pas étonnant que le discours politique soit essentiellement masculin et porteur d’une visée dominatrice. Tant que le groupe des femmes ne sera pas représenté à égalité avec celui des hommes, les rapports de pouvoir ont peu de chances de changer.

L’enjeu pour l’école est donc de taille, puisqu’il s’agit de renverser l’ordre des choses dans le sens d’une égale compétence des filles et des garçons à prendre la parole et à se sentir légitimes pour défendre des points de vue dans l’agora. C’est pourquoi le champ politique ne pourra s’ouvrir aux femmes que si l’éducation renonce à cantonner les filles dans des compétences du Care — le soin aux autres — et les garçons dans des compétences de commandement. La maîtrise des compétences littéraciques incluant les usages du numérique est, par conséquent, un objectif crucial dans la réalisation de l’égalité entre les filles et les garçons. Mais là encore, de nombreuses chausse-trappes guettent, tant la technologie est un univers masculin. Le monde de l’informatique illustre très bien comment les rapports sociaux de sexe impriment sans difficulté aucune ce qui aurait pu constituer des espaces culturels nouveaux pour la mixité.

Tout ceci marque l’intérêt d’une recherche dans les domaines croisés du genre et de la littéracie.

Peut-on être optimiste pour l’avenir ?

L’histoire témoigne des nombreuses conquêtes issues des mouvements féministes successifs. L’accès au droit de vote, à l’éducation, à des professions constituées en bastions masculins, le droit de disposer de son corps et l’autorité parentale partagée illustrent la réalité dynamique des sociétés. Toutefois, il ne s’agit pas d’une mécanique qui engendrerait nécessairement une évolution linéaire et ascendante. Des mouvements contraires animent en permanence les sociétés qui trouvent des solutions selon une dialectique complexe. En somme, si le fatalisme n’a pas lieu d’être, on ne peut être ni optimiste ni pessimiste, mais plutôt vigilant à ce qui se déconstruit et se reconstruit en permanence.

À titre d’illustration, la féminisation de l’écriture est très peu développée en France, contrairement au Canada québécois, pays pourtant on ne peut plus francophile et connu pour sa défense opiniâtre de la langue française et de la francophonie. Les recommandations de l’Académie française pour la féminisation des noms de métiers ne sont même pas respectées dans les manuels scolaires, pas plus que par les éditeurs de littérature jeunesse. Les arguments qui sont opposés le plus souvent suggèrent un manque d’outils de référence et des difficultés de mise en œuvre. Pourtant, les outils sont au contraire très nombreux et à disposition sur une pléthore de sites web, parmi lesquels on peut citer le rapport de la documentation française, codirigé par le CNRS et l’Institut National de la Langue Française en 1999, Femme, j’écris ton nom, disponible en ligne. Or, l’information écrite est au cœur des processus de socialisation, et ne pas prendre au sérieux l’impact de sa forme sexuée contribue également au maintien des inégalités.

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