Volume 8 / Préambule

Littérature et numérique: archéologie d’un paradoxe

Alexandra Saemmer
Université Paris-VIII

Résumé

Dès les premières expérimentations, l’association entre littérature et ordinateur a suscité de l’enthousiasme, mais aussi des critiques. Plus récemment, un désenchantement s’est emparé de beaucoup d’auteurs et de lecteurs face à l’emprisequ’exercent les grandes firmes industrielles sur la création et la lecture numériques. L’objectif de l’exploration archéologique que je propose est de prendre du recul face aux idéologies qui traversent les discours catastrophistes, tout comme les discours enchantés. Je passerai en revue des étapes clés de la relation entre littérature et ordinateur, en m’intéressant à différentes formes littéraires écrites et publiées sur ce dispositif. Tout au long de cette exploration, je présenterai des expérimentations historiques et contemporaines qui tiennent compte des évidences et des impensés de cette relation complexe et dessinent des pistes d’exploration pédagogiques tenant compte des potentiels et des champs de tensions.

Abstract

From the first experiments, the association between literature and computing has aroused enthusiasm, but has also provoked criticism. Confronted with the increasing influence of big companies on digital creation and reading, many authors and teachers have actually yielded to disillusionment. The objective of the archaeological exploration I propose in this article, is to step back from the ideologies that characterize both the fatalist and the enchanted discourses. I will examine some key steps in the relationship between literature and computers, focusing on the literary forms written and published on this device. I will also historical and contemporary works that take into account the evidences and the ‘unthoughts’ of this complex relation, and illustrate the possibilities to explore the relationship between literature and computing in full awareness of the ambiguities and fields of tension.

Mots-clés
littérature numérique, GAFAM, Flash, Facebook, architexte, hypertexte, blogue, animation.

Keywords
digital literature; GAFAM; Flash; Facebook; architext; hypertext; blog; animation.
Citer
Pour citer
Saemmer, Alexandra (2018). Littérature et numérique: archéologie d’un paradoxe. Revue de recherches en littératie médiatique multimodale, 8. https://doi.org/10.7202/1050933ar

Introduction

Dès les premières expérimentations il y a plus de cinquante ans, l’association entre littérature et ordinateur a suscité de la curiosité, de l’enthousiasme, mais aussi de fortes réticences. Auteurs et théoriciens se sont montrés fascinés par lespotentiels littéraires de l’hypertexte, de l’animation et de la génération automatique de textes et ont rapidement établiune filiation étroite avec d’autres avant- gardes comme l’OuLiPo, le Nouveau roman et la Poésie concrète. Cependant, la littérature numérique peine toujours à rencontrer le « grand » public. Elle s’est rapidement positionnée comme antisystème, et s’est par là même trouvée projetée en dehors du marché de la littérature, ne pouvant bénéficier des réseaux de distribution et de valorisation déployés par les grands éditeurs. La relation entre expression créative et langage binaire, entre imaginaires littéraires et syntaxes algorithmiques ont par ailleurs, dès les années 1980, provoqué des craintes quant aux risques de standardisation et de rationalisation du texte. La froideur de la machine-ordinateur, le vacillement des lettres à l’écran et le rétroéclairage n’ont pas non plus facilité l’expérience de lecture. Plusieurs sondages (voir Saemmer, 2015) confirment, à l’heure actuelle encore, la préférence des lecteurs pour le codex : son volume, sa maniabilité, son odeur, sa pérennité. Alors que les pratiques de lecture « ordinaires », professionnelles comme privées, s’effectuent de plus en plus sur les écrans d’ordinateur et de smartphone, la lecture littéraire résiste à sa migration sur les dispositifs numériques.

Suite à plusieurs révélations et scandales (dont l’affaire Cambridge Analytica concernant l’exploitation des données par Facebook), une nouvelle forme de désenchantement s’est emparée plus récemment des auteurs et lecteurs face à l’emprise qu’exercent les géants GAFAM1 sur la création et la lecture numériques. Une prise de conscience quant aux logiques d’exploitation du travail créatif, mais aussi une nouvelle sensibilité concernant les conditions de fabrication des ordinateurs et smartphones qui hébergent les productions culturelles numériques, se sont par exemple fait sentir dans la plupart des conférences plénières tenues en 2017 à Porto, lors d’un festival dédié à la littérature numérique (organisé par la Electronic Literature Organization, société savante qui réunit depuis plus de vingt ans les auteurs et chercheurs du champ2).

Paradoxalement, ce désenchantement se produit au moment même où des anthologies et revues de littérature numérique commencent enfin à trouver une place dans certaines bibliothèques3, et où des œuvres sont introduites de façon plus visible dans les curricula scolaires et universitaires. Alors que des enseignants, encouragés par le ministère de l’Éducation nationale français, débutent en 2017 l’expérimentation des cours « Informatique et création numérique », des brûlots diagnostiquent déjà Le Désastre de l’école numérique (Bihouix et Mauvilly, 2016) et critiquent en bloc tous les potentiels du numérique qui avaient, il y a quelques années encore, enthousiasmé la plupart des critiques.

Souvenons-nous d’une phrase prononcée il y a quelques années, lors d’une conférence, par Antoine Compagnon (2012): non seulement la littérature nativement numérique aurait du mal à concurrencer le codex papier ; surtout elle n’aurait, en plus de cinquante ans d’existence, toujours pas trouvé son « Marcel Proust ». On pourrait rétorquer que la recherche littéraire n’a quant à elle, sans doute pas encore forgé les outils critiques adaptés pour évaluer ce qui, en littératurenumérique, pourrait constituer un chef-d’œuvre. Si un certain nombre de travaux ont été consacrés ces dernières années à la « littérarité » de la littérature numérique, celle-ci a souvent été localisée dans la filiation avec d’autres avant-gardes littéraires du XXe siècle, soit cette littérarité a été réduite à l’émergence de nouvelles figures poétiques, d’animation et de manipulation (Bouchardon, 2009 ; Saemmer, 2008), sans prise en compte du dispositif « ordinateur » lui-même avec ses hardware et software. C’est aussi cette évacuation des structures de domination industrielles encodées dans le dispositif qui revient aujourd’hui comme un boomerang et contribue à la décrédibilisation de la littérature numérique. «L’outil est l’ennemi de l’émancipation », affirme l’artiste et chercheur Guez (2016). Il est alors primordial de considérer l’ordinateur non plus comme un simple support d’écriture et de lecture, mais comme un partenaire à part entière, qui s’engage avec l’œuvre dans des rapports ambigus, de connivence, d’intimité, mais aussi de conflictualité.

Mon objectif dans cet article n’est pas de balayer d’un revers de la main toutes les critiques du numérique : beaucoup d’entre elles pointent des impensés flagrants dans les démarches créatives de ces dernières années et des démarches pédagogiques qui se sont construites autour. L’objectif de l’exploration archéologique que je propose est de prendre du recul face aux idéologies qui traversent les discours catastrophistes et les discours enchantés. Je passerai en revue des étapes clés de la relation entre littérature et ordinateur en m’intéressant aux spécificités des formes littéraires écrites et publiées sur ordinateur. J’essaierai de pointer quelques impensés qui ont structuré le champ et donnent quelques fondements aux critiques actuelles. Je présenterai des expérimentations historiques et contemporaines qui tiennent compte de ces impensés, et dessinent des pistes pour explorer la relation entre « littérature » et « numérique » en tenant compte des ambiguïtés et champs de tensions.

1. Rappels d’un premier temps, avec ses potentiels et impensés

Des premiers poèmes automatiquement générés par Theo Lutz aux performances littéraires de Philippe Boisnard et Hortense Gauthier, les auteurs ont souvent investi les ordinateurs dans une démarche d’avant-garde. Très loin des «industries culturelles » auxquelles on associe aujourd’hui le numérique en pointant la domination des grandes firmes sur les pratiques culturelles, il s’agissait pour ces auteurs de mettre à profit les spécificités de la textualité numérique pour matérialiser une contestation globale du système littéraire.

Le Nouveau Roman avait déjà engagé une telle critique « en actes » en dénonçant les structures logico-temporelles du récit, qui auraient eu tendance à enfermer le lecteur dans une vision simplificatrice et conservatrice du monde. Se réclamant des tentatives de déconstruction formelle entreprises par Claude Simon ou Alain Robbe-Grillet, les premiers romans hypertextuels, comme Afternoon a story de Joyce (1993), engagent le lecteur dans l’exploration de labyrinthes textuels inextricables, et mettent à l’épreuve sa patience en suspendant volontairement toute tentative d’immersion (voir Saemmer, 2008). Le lecteur est censé avancer par tâtonnements, et mettre fin au processus de découverte lorsqu’il a l’impression d’avoir épuisé le dispositif. Cette stratégie peut certes avoir une « valeur heuristique » (Bouchardon, 2014) si elle engage le lecteur dans une réflexion sur ses horizons d’attente face au texte et son dispositif de lecture, mais elle est également périlleuse parce que le lecteur risque d’abandonner l’exploration tout court, au bout de quelques clics.

Tout en critiquant avec verve les industries culturelles du divertissement, les auteurs d’avant-garde ont paradoxalement participé à l’orchestration de la fin de l’acte de lecture profond. Si beaucoup d’œuvres de littérature numérique ont revendiqué, dans les années 1980-2000, une « esthétique de la frustration » (Bootz, 2006) en mettant en œuvre une perte de prise sur l’interface, le lecteur peut éprouver une frustration tout à fait semblable lorsqu’il traverse des sites commerciaux et médiatiques truffés de clickbaits et autres trappes à cookies, qui proposent au lecteur des portions de textes courts, consommables en mode accéléré, dont la vraie raison d’être est le défilement de publicités et le référencement du site par les moteurs de recherche. La littérature numérique des premiers temps peut donc certes être lue comme une prophétie du désenchantement de l’acte de lecture. Mais ce désenchantement n’engendre pasautomatiquement une réflexivité critique vis-à-vis de la médiasphère mercantile qui se donne à cliquer sur les écransd’ordinateur contemporains. Bien au contraire, elle peut paradoxalement tendre à confirmer les principes de fonctionnement de celle- ci.

2. Ce qu’il reste de l’hypertexte

L’enjeu des expérimentations d’avant-garde a non seulement été de critiquer le système littéraire avec ses architectures standardisées, mais aussi de mettre en question la position dominante de l’auteur. L’invention de l’hypertexte a d’abord suscité un fort enthousiasme dans certaines communautés universitaires déjà friandes de théories poststructuralistes (Bolter, 1991 ; Landow, 1992), et qui ont considéré que le lecteur se transformait ici en wreader, lecteur-auteur traçant librement sa route parmi un grand nombre de chemins de traverse offerts. S’appuyant en outre sur le Memex deVannevar Bush, outil permettant de mémoriser des associations d’idées surgissant lors de la lecture, de nombreux chercheurs et écrivains ont perçu cette nouvelle textualité comme un réseau-rhizome (Landow, 1992 ; van der Klei, 2009 ; Zinna, 2002) ouvert et modulable, proche des structures neuronales.

Que se passe-t-il vraiment, d’un point de vue technique et sémiotique, lorsqu’un texte se trouve relié à un autre par lien hypertexte ? Un hyperlien constitue d’abord une trace matérielle insérée dans le texte par un auteur, qui suggère au lecteur que le texte initial et le texte relié ont quelque chose « à voir ». Le lecteur est censé se saisir de cette promesse de sens. S’il est effectivement libre de cliquer et d’interpréter à sa guise la relation entre texte initial et texte relié, le lien n’incarne pas pour autant les associations d’idées du lecteur. Voilà aussi pourquoi les théories de l’intertextualité littéraire ne peuvent s’illustrer que de façon partielle dans l’hypertexte : un hyperlien aide éventuellement à visualiser l’influence possible d’un texte sur un autre, perçu par un auteur. En aucun cas, il ne peut épuiser le réseau de tous les intertextes ayant potentiellement influencé un auteur lors du processus d’écriture.

L’édition littéraire peut néanmoins mettre à profit l’hyperlien pour relier un texte à des sources possibles, des illustrations, des explications. L’édition hypertextuelle de Candide par la Bibliothèque Nationale de France (2012) propose ainsi d’assister la lecture en donnant accès à diverses contextualisations de l’œuvre. Beaucoup de livres de jeunesse numériques s’inscrivent dans cette même approche, informationnelle ou documentaire, de l’hyperlien qui relie un mot à une définition ou à une image explicative. Loin du réseau-rhizome qui avait fait rêver Landow (1992) et Bolter (1991), l’hyperlien se trouve ici ramené à la fonction d’une note de bas de page améliorée.

Au-delà des expérimentations qui soit exacerbent la fragmentation et frustrent volontairement le lecteur, soit se cantonnent à une pratique informationnelle ou documentaire du lien en conformité avec les horizons d’attente(Saemmer, 2015), la littérature numérique a développé dès les années 1990 des propositions alternatives quipourraient donner aujourd’hui un nouveau souffle aux écritures hypertextuelles et à leur expérimentation en contextepédagogique. Le poème Explication de texte de du Boullay (1999) propose ainsi une réflexion sur les horizons d’attente face à l’hyperlien, sur lesconventions informationnelles et leur vacuité, et les motivations du lecteur de « creuser » le texte en cliquant. Affiché en lettres vertes sur un fond noir, un poème apparaît au centre de la page-écran. Il est parsemé d’un grand nombre d’hyperliens. Lorsque le lecteur les active, des fragments de texte se projettent autour du poème central. La plupart de ces fragments sont, à leur tour, parsemés d’hyperliens. Plus le lecteur clique, plus il comprendra que son désir d’explications sera toujours ajourné, repoussé, et qu’il sera au final impossible d’épuiser le sens de ce poème. Cette réflexion « en actes » porte ici sur l’un des exercices scolaires les plus classiques : l’explication de la figure poétique suivant l’idée qu’il y aurait, « derrière » la figure, des intentionnalités qu’il suffirait d’exhiber pour vraiment comprendre le texte.

Une deuxième proposition alternative est avancée dans les hyperfictions qui s’inscrivent dans des démarches de «renarrativisation ». Des auteurs comme Jean Echenoz ou Pierre Michon qui, selon Blanckeman (2000), mettent en œuvre ces tentatives de renarrativisation dans le domaine de la littérature « papier » ne restaurent pas l’architecture logico-temporelle du roman classique. L’objectif est plutôt de montrer, après la déconstruction opérée par le Nouveau Roman, comment une fiction s’élabore sur sa propre ruine. Le récit devient ainsi, selon Blanckeman (2000), un médiateur pour temps flottants.

Dans Apparitions inquiétantes de Brandenbourger (1999), l’hyperlien ne donne pas accès à de simples compléments d’information. Il n’engage pas non plus le lecteur dans des labyrinthes inextricables. Réinvesti d’une fonction temporelle dans l’architecture du récit, il ouvre sur des retours en arrière, des projections vers le futur ou des événements synchrones. J’ai établi il y a quelques années une classification de ces hyperliens que j’ai appelés, en analogie avec les figures logico-temporelles classiques du roman, « analeptiques », « proleptiques », « chronologiques», ou « synchronisants » (Saemmer, 2008). À la différence des prolepses (retours en arrière sur l’axe temporel de l’histoire racontée) ou analepses (projections en avant) dans le récit papier, le lecteur peut cependant décider d’activer ces hyperliens ou pas ; c’est seulement lorsqu’il aura cliqué qu’il saura quel genre de « digression » lui propose exactement le texte relié. Le fait même de se décider pour ou contre l’activation du lien ramène le lecteur vers la matérialité dudispositif, engendrant une expérience mi-immersive, mi-réflexive. En situation pédagogique, l’hypertexte peut ainsi être mobilisé pour initier les apprenants à l’art du montage d’un récit et ses répercussions sur l’acte de lecture tout en les sensibilisant à sa fragilité.

Si la scénarisation et le montage d’un hypertexte fragmentaire tournent vite en rond parce que les portions de texte peuvent être reliées (et lues) dans n’importe quel ordre, la scénarisation d’un hypertexte « renarrativisé » pose le défide maintenir une cohérence logico-temporelle malgré tout.

Un peu à la façon d’un scénariste de série télévisuelle qui ne sait pas si le lecteur a visionné l’épisode précédent, mais qui, libéré des contraintes commerciales, oserait jouer sur cet inconnu, certains auteurs d’hyperfictions explorent la déstabilisation relative de l’architecture narrative qui en résulte. Dans le polar hypertextuel allemand Zeit für die Bombe de Berkenheger (1997), la plupart des épisodes s’enchaînent selon un schéma logico-temporel classique, puis, soudain, font passer le lecteur par une page-écran qu’il a déjà explorée auparavant, mais où un détail a changé, mettant ainsi en cause les certitudes acquises (pour une lecture détaillée, voir Saemmer, 2015).

Avec l’évolution des interfaces, les possibilités de manipulation physique du texte se sont démultipliées, et les gestes de taper, gratter, caresser, raboter, dotent le texte alphabétique d’une manipulabilité inédite qui peut être mobilisée en tant que figure poétique. Dans l’e rabot poète de Bootz (2005), le lecteur est amené à effectuer des gestes de rabotage sur la page-écran pour déclencher une animation textuelle. Des éclats de lettres semblent se détacher de la surface, mais reviennent très vite à leur place ou échappent au mouvement du geste, illustrant l’illusion de matérialité dégagée par des interfaces numériques qui, en réalité, laissent souvent peu de prise à l’intervention du lecteur.

3. L’animation en prise avec le dispositif

The dreamlife of letters de Stefans (2000) s’inscrit dans la tradition de la Poésie concrète, explorant la matérialité textuelle des lettres de l’alphabet et son (non-)sens pour le lecteur. Victor Hugo (1839/1987, p. 684) avait déjà médité sur les dimensions figuratives de cette matérialité en comparant la lettre A à une tête de bœuf, et la lettre V à un verre sur son pied. Stefans s’empare des effets d’animation qui peuvent être couplés au texte numérique en illustrant parfoisl’aspect figuratif des lettres sous forme de « calligramme animé », et en créant parfois des tensions entre le sens du mot et celui du mouvement4.

Alors que The dreamlife of letters propose une sorte de dictionnaire des figures poétiques de l’animation textuelle, Inthe white darkness de Strasser et Coverley (2004) se concentre sur les seuls effets d’apparition et de disparition. Cette œuvre animée et interactive rend sensible la disparition progressive des traces mémorielles chez les malades d’Alzheimer. De légères stimulations peuvent être provoquées par le lecteur dans la matrice lorsqu’il active des zones touchables sur la page- écran : images et textes évanescents s’entremêlent alors, avec une douceur qui invite à laméditation. Maza (s. d.) a avancé il y a quelques années, que l’un des principaux enjeux de l’art numérique consistait à proposer des « temps de pauses », dans une société frénétique tournée vers l’accélération des pratiques.

Des œuvres comme The dreamlife of letters ou In the white darkness nécessitent cependant de mener, en parallèle, une réflexion sur les dispositifs avec lesquels elles ont été créées. Les auteurs de The dreamlife of letters et de In the white darkness ont eu recours à l’outil-logiciel propriétaire Flash lors du processus de création. Dans les années 1990-2000, ce logiciel a grandement facilité l’accès à l’écriture multi et hypermédiatique pour les non-programmeurs. Il a proposé une approche plastique de l’animation interactive, permettant de composer un mouvement image par image, sur une timeline rappelant la table de montage vidéo, puis de superposer les images sous forme de « calques » et de les rendre manipulables grâce à des lignes de scripts, prêts à l’emploi. L’utilisabilité de ces outils-logiciels a déclenché une vague de créations qui mettaient les esthétiques encodées dans les « architextes » (Jeanneret et Souchier, 2005) de l’outil tels que les commandes, cadres, formes ou filtres esthétiques prédéfinis, au service de nouvelles figures poétiques. À partir du moment où les auteurs utilisent des outils-logiciels propriétaires comme Flash, ils délèguent cependant — parfois sans en être conscients — une part de l’avenir de l’œuvre aux entreprises productrices de ces logiciels.

Le texte numérique est par essence transitoire et éphémère, car son apparition à l’écran est régie par des processus qui dépendent fortement de la vitesse de calcul de l’ordinateur et de ses équipements hardware et software. Certainesfigures d’animation dans The dreamlife of letters ont ainsi à l’heure actuelle disparu de la page-écran non pas parce que l’œuvre aurait été reprogrammée, mais parce que la vitesse de calcul des ordinateurs a augmenté et a, par là même, accéléré le défilement des animations jusqu’à les rendre imperceptibles. Philippe Bootz a théorisé cette instabilité notoire des œuvres dès les années 1990, et a programmé des poèmes recourant à des générateurs adaptatifs pour remédier à l’accélération des machines (Bootz, 2003). Par d’autres auteurs, ce « transitoire observable » a au contraire été mobilisé pour injecter, au sein des œuvres, des parties volontairement éphémères (voir par exemple mon œuvre Tramway, 2010). Or, tous les auteurs, qu’ils aient intégré volontairement l’éphémérité comme un principe esthétique ou pas, se sont vus confrontés à la décision d’Apple de ne pas autoriser l’installation du Flash player (indispensable pour l’actualisation des œuvres) sur les dispositifs iPad et iPhone. Cette décision radicale, qui a mis en danger l’existence même des œuvres créées avec Flash, a été justifiée par des failles de sécurité dans le logiciel. Au lieu d’engager des démarches de mise à jour pour remédier à ces failles, le conflit industriel a finalement provoqué l’arrêt de lacommercialisation de Flash. Dans peu de temps (2020), tout un patrimoine de création littéraire n’aura donc passeulement changé d’aspect, mais ne sera plus du tout actualisable, confirmant les discours catastrophistes sur ladomination des logiques industrielles sur l’écriture et la lecture numériques.

La définition du dispositif par Foucault (1994, p. 299-300) permet de cerner deux aspects des outils- logiciels qui me paraissent fondamentaux à discuter en contexte pédagogique : le dispositif opère certes une « mise en ordre » des signesqui procure des savoirs, mais il incarne aussi des logiques de pouvoir. Flash a ainsi facilité la création d’œuvres multi et hypermédiatiques en mettant à disposition des auteurs des cadres, formes et scripts préfabriqués. Ces prescriptions ont pu agir en littérature numérique comme un système de contraintes fécondes. Mais elles ont également engendré des dépendances fatales auxquelles les apprenants doivent être sensibilisés.

4. Dépendances et réincarnations du blogue

Les œuvres littéraires réalisées avec des outils-logiciels propriétaires posent la question des termes précis de la « co-écriture » ainsi engagée et de la normalisation esthétique des œuvres. Si les auteurs utilisant le logiciel Flash se sont souvent inscrits dans un rapport de « bricolage » avec l’outil, et se sont réunis dans des forums pour partager ruses et astuces permettant de détourner certaines prescriptions, un autre genre de la littérature numérique, le blogue, illustre de façon flagrante le risque de standardisation esthétique des œuvres numériques. Les content management systems, outils-logiciels utilisés par la plupart des auteurs-blogueurs, séparent radicalement la production de la forme et du contenu, proposant à l’auteur de saisir ses textes et images dans des formulaires et d’appliquer des modèles de formatage préconçus. Ces systèmes ont certes permis aux blogueurs de se concentrer sur la production textuelle. L’« énonciation éditoriale » (Jeanneret et Souchier, 2005), c’est-à-dire l’apparence matérielle du texte sur la page-écran, s’est pourtant ainsi trouvée déléguée aux producteurs des outils : drôle de triomphe d’un logocentrisme négligeant le sens apporté à la signification du texte par la raison graphique et par le support.

La création littéraire avec WordPress par exemple, système très prisé des blogueurs littéraires, mais également par les enseignants, relève d’un partenariat financièrement peu équilibré entre des auteurs profitant des services offerts, et une entreprise monétisant leur main-d’œuvre créative. WordPress est la propriété de l’entreprise Automattic, une startup américaine d’édition de logiciels fondée en 20055. En 2012, Automattic a réalisé une croissance de 45 millions de dollars, avec un effectif de plus de 60 développeurs répartis dans le monde, 70 millions de sites Web réalisés, 300 millions de visiteurs mensuels. Forte de ce succès, Automattic a cherché à lever en 2014 160 millions de dollars grâce à des investisseurs-spéculateurs comme Deven Parekh d’Insight Venture. Si le slogan de l’entreprise annonce « We are passionate about making the web a better place » (notre passion est de faire du Web un monde meilleur), l’entreprise n’est décidément pas philanthropique puisqu’elle transforme la créativité de ses usagers en capital financier.

Sur les réseaux sociaux numériques comme Facebook, Twitter ou Snapchat, la séparation entre forme et contenu, qui facilite l’usage, mais favorise aussi l’exploitation des données mises à disposition par les usagers, atteint un nouveau sommet. La standardisation des modes d’énonciation qui en résulte touche ici un très grand nombre de pratiques : l’information sur l’actualité, l’échange avec amis et collègues, le partage de convictions et confidences, bref : elle touche au façonnage de pans entiers de l’identité de l’utilisateur.

Comment affronter ces paradoxes entre « littérature » et « numérique » sans pour autant dénigrer la littérarité des œuvres ? Et comment concevoir une littérature émancipée vis-à-vis des aspects coercitifs de la mise en ordre par les dispositifs ? Certains auteurs soulignent la nécessité de maîtriser le code pour sortir de la dépendance vis-à-vis des grandes firmes. Or, si la maîtrise du code libère en effet l’auteur de certaines esthétiques préformatées, le code constitue lui-même un produit culturel nullement neutre. Comme l’explique l’auteur-programmeur Lefèvre (2016), il n’y a pas un seul code, mais divers langages de programmation, qui sont à leur tour plus ou moins soumis à des logiques industrielles.

Des auteurs-blogueurs comme Bon (s. d.) continuent aujourd’hui d’écrire des chroniques littéraires en ligne, mais ont personnalisé le dispositif de leur site. Ils libèrent le texte de son Gestell (Heidegger, 1958, p. 16) informatique en le remédiatisant sous forme de performance live, vécue par l’auteur et le public dans l’instant présent. Nombreux sont aujourd’hui ces auteurs de littérature numérique qui investissent les lieux de festivals et les salles de théâtre pour célébrer le caractère performatif, transitoire et éphémère de la textualité numérique à travers son incarnation dans lachair humaine.

5. L’avenir social des machines littéraires

Cette tendance à l’incarnation fait suite à plusieurs décennies d’exacerbation du transitoire par l’automatisation, qui atrouvé sa manifestation la plus provocante dans la génération automatique de textes littéraires dans les années 1980-2000. En déléguant une partie de l’acte d’écriture littéraire à la machine, les auteurs des premiers générateurs de textessouhaitaient certes montrer à quel point le langage, y compris dans ses formes et figures littéraires, obéissait à des structures conventionnelles. Le but des auteurs de générateurs n’était pas d’imiter l’auteur humain, mais d’exacerber ce qui, dans la création littéraire humaine, relève de normes et stéréotypes. Comme l’hypertexte littéraire des premiers temps, la génération textuelle entreprise par Jean-Pierre Balpe, auteur précurseur, visait à déconstruire les structures de pouvoir et de domination encodées dans les systèmes de représentation, le « fascisme » (Barthes, 1978) de la langue fondé sur une stabilisation autoritaire du sens. La foi dans le potentiel de représentation du langage devait être combattue par l’insistance sur l’arbitrarité du signe linguistique.

Berardi (2013) constate que toutes ces expérimentations littéraires qui s’acharnaient à détacher le mot de son référent, ont pourtant paradoxalement préparé le terrain au « capitalisme linguistique » actuel, fondé lui aussi sur l’abstraction entre le signe et le référent. Des entreprises comme Google essaient aujourd’hui de capter les significations les plus courantes attribuées à un mot ou une structure discursive, pour imposer une standardisation progressive de la sémiose. C’est grâce aux calculs statistiques du sens « majoritaire » que le moteur de recherche arrive déjà, à l’heure actuelle, à compléter automatiquement les requêtes de ses utilisateurs au plus près de leurs préférences probables. Et c’est ainsiqu’il hiérarchise les dizaines de milliers d’entrées proposées en réponse aux requêtes.

Beaucoup d’auteurs de générateurs de textes numériques ont été fascinés par le nombre quasiment infini de textespouvant être engendrés par la machine, « comme si », commente Balpe (s. d.), « dans cette longue cohabitation entre l’écriture et sa technologie, le triomphe seul de la technologie permettait d’assurer celui de l’écriture sur la permanence du monde ». Ce triomphe de la technologie est pourtant seulement désirable si le dispositif technique lui-même est considéré comme neutre. Or, cette neutralité ne peut plus être affirméeaujourd’hui, à l’heure de la domination des GAFAM.

À l’encontre de l’exacerbation de l’abstraction, la littérature pourrait alors plutôt se donner comme objectif de revaloriser l’épaisseur de la signification lorsqu’elle passe par le corps, individuel et social, cette infinie variation de sens, jamais arbitraire, dont l’usage charge quotidiennement le langage ; de combattre ainsi l’idéologie dominante promue par les GAFAM d’une signification calculée sur la majorité. La réincarnation du langage au sein des pratiques sociales est l’un des enjeux d’une œuvre récente de Jean-Pierre Balpe, intitulée Un Monde Incertain, œuvre pourtant implantée sur l’une des plateformes les plus marchandes, Facebook.

6. Littératures en bulle de filtre

Il a beaucoup été question de la « bulle de filtre », dans laquelle Facebook aurait tendance à enfermer ses usagers6. Facebook fonctionne en effet suivant un principe d’affinités électives : sur le fil d’actualité défilent les posts partagés par l’utilisateur individuel, ainsi que les posts publiés par les profils auxquels il a décidé de se rallier. Plus l’usager commente et repartage ensuite certains posts, mieux les auteurs de ces entrées se trouveront classés sur le fil d’actualité.

À moins de décider volontairement de se rallier à des personnes qui ne partagent pas les mêmes opinions, l’utilisateur a donc de fortes chances de voir défiler des entrées qui convergent avec ses convictions. Lorsqu’on considère le fait que de plus en plus de personnes s’informent sur l’actualité en passant exclusivement par les réseaux sociaux7, cet enfermement de l’utilisateur avec ses semblables a de quoi inquiéter. La bulle de filtre aurait ainsi, selon certains chercheurs, agi comme un amplificateur pour les discours radicaux de Donald Trump (Turner, 2015).

Par ailleurs, comme le souligne Proulx (2016), Facebook exploite les traces laissées par les usagers pour les monétiser sous forme de statistiques vendues aux annonceurs. La chasse aux faux profils ouverte par Facebook, qui cumule les processus de vérification par géolocalisation de l’adresse, le numéro de téléphone et autres données concernant la vie privée, ne s’explique donc pas seulement par un souci de sécurisation du dispositif face aux dérives extrémistes, sexistes et complotistes ; elle sert aussi les intérêts marchands de l’entreprise, pour qui seuls les préférences et goûts de « vrais gens » ont de la valeur.

Comme l’explique Gomez-Mejia (2016), le dispositif Facebook contraint fortement les pratiques d’écriture en imposant des formulaires, des cadres, des émoticônes, des modes de réseautage et de partage. Ce formatage n’engendre pas seulement une rationalisation et une standardisation des pratiques d’expression et d’échange, mais matérialise aussi des points de vue sur ce qui constitue une identité.

La police de caractères, la taille de l’espace d’expression, la position des images et vidéos sont bien évidemment prescrites d’avance sur Facebook, et les contenus sont surveillés de près, censurés dès qu’il y a le moindre soupçon de dévoilement pornographique, violence physique ou extrémisme politique. Tout en imposant ainsi des cadres contraints, le dispositif met pourtant à disposition des savoirs : sa technologie facilite incontestablement le partage d’informations et d’émotions. Facebook est gratuitement accessible, et hautement réactif aux soubresauts existentiels. Par ses formats même, il invite au façonnage d’une identité « expressive » (Merzeau, 2016). Cette force de frappe technologique, économique, politique et sociale peut être mise à l’épreuve dans des projets littéraires et artistiques.

Une première tentative consiste à envahir le dispositif avec de l’art. Dans un projet qui a circulé en 2016, chaque participant s’est vu attribuer un artiste, dont il devait sélectionner une œuvre pour ensuite la publier sur Facebook. Cette initiative souhaitait occuper l’espace de Facebook avec de l’art, et briser la monotonie des selfies, de food porn, de petits chats, etc. Or, sa portée s’est avérée très limitée. Loin de mettre en question les coordonnées du dispositif, elle lesa plutôt confirmées en les dotant d’une aura artistique.

Beaucoup plus complexe et ambiguë est l’expérimentation littéraire engagée par Jean-Pierre Balpe. L’auteur crée et alimente depuis plusieurs années un vaste réseau de profils de fiction qui, quotidiennement, partagent des actualités, des fragments autobiographiques, des créations vidéo et des poèmes automatiquement générés. D’un point de vue littéraire, ces profils qui évoluent au jour le jour et au gré des participations, réalisent le fantasme d’une fiction « émergeante » déjà formulé par Aragon (1981, p. 161), ainsi que par les auteurs d’hyperfictions. Jean-Pierre Balpe explore en effetlittéralement les dimensions performatives d’une fiction qui échappe à son auteur, car les posts de Germaine Proust, Rachel Charlus ou du défunt Maurice Roman8 se connectent à d’autres profils et sont engagés dans des systèmes de commentaires et de repartages. Les propositions de Facebook, comme le drapeau bleu-blanc-rouge lancé par MarkZuckerberg au moment des attentats de Paris en 2015 ; les tests de personnalité ayant comme objectif la capture des données d’utilisateurs ; les happy friends days sont détournés dans des pirouettes ironiques qui démontrent en actes, et non pas ex cathedra, les vrais enjeux de l’entreprise.

Lorsqu’on est lecteur assidu de cette œuvre de Jean-Pierre Balpe sur Facebook et que l’on commente et partage régulièrement les posts de Rachel, Germaine ou Maurice, le fil d’actualité se trouve progressivement colonisé par la littérature : c’est une façon de déjouer la bulle de filtre. Par ailleurs, la création et le soutien apportés à des profils de fiction déroutent le principe de l’exploitation marchande des traces, fondée sur la mesure et la revente des « vrais goûts» de « vrais gens ». L’œuvre de Jean-Pierre Balpe encourage ainsi potentiellement ses lecteurs à devenir eux- mêmesimpertinents, à résister aux injonctions autobiographiques encodées dans les formulaires. En faisant dialoguer profils de fiction et « vraies » identités, machines et auteurs, morts et vivants, elle engage une réflexion profonde sur la solitude, l’obsession, l’amitié, le dédoublement, le deuil en réseau social sans jamais être didactique. Sa littérarité se fonde sur le fait que l’auteur lui-même est existentiellement impliqué dans cette création et en assume les conséquences : les profils de fiction commentent par exemple l’annonce du décès de la femme de Jean-Pierre Balpe, et accompagnent l’auteur dans ses promenades désormais solitaires.

Depuis janvier 2017, une autre expérimentation littéraire se greffe sur celle de Jean-Pierre Balpe. Les profils de fiction d’Anna-Maria Wegekreuz, de Marga Bamberger, d’Ivan Arcelov, de Pavel Karandash et de Cindy Sherwood figurent parmi les acteurs de cette prise d’assaut. Ils publient par exemple des posts dont la typographie déborde sur les posts des autres utilisateurs : manque de respect régulièrement sanctionné par Facebook, qui se met en alerte dès que des scripts commencent à buter contre les cadres prescrits et ralentissent l’exécution du code. Un outil-logiciel de création de glitchs, gratuitement accessible9, permet de réaliser ces tentatives d’intrusion, et les rend facilement reproductibles en contexte pédagogique.

Depuis juin 2017, les profils d’Anna Wegekreuz et de Brice Quarante ont entrepris le récit Omission portant sur la montée du nazisme dans un village bavarois. Est-ce l’utilisation de matériaux documentaires dont certains comportaient des insignes nazis, ou est-ce le parallèle tissé par les auteurs entre un régime totalitaire du passé et des structures hégémoniques du présent qui a déplu ? Anna Wegekreuz a été radiée par Facebook, sans préavis, sans justification, ce qui a contraint les auteurs à passer par d’autres profils de fiction, dont Marga Bamberger et Anna-Maria Wegekreuz, pour poursuivre le récit. L’expérimentation des limites de la plateforme, qui ne fait pas la différence entre un discours de propagande et un récit historique, mais exige la copie d’une pièce d’identité en réponse à toute demande de récupération des données, constitue l’une de ces zones à risques où littérature et numérique s’allient, pour et contre les dispositifs, leurs stratégies de domination, leurs bornes de savoir et leurs promesses.

Conclusion

Il serait réducteur d’interpréter la relation entre littérature et numérique sous le seul prisme d’une servitude volontaire. Comme le formule Veyne, « le dispositif est moins le déterminisme qui nous produit, que l’obstacle contre lequel réagissent ou ne réagissent pas notre pensée et notre liberté » (2008, p. 161). Fuir le dispositif ordinateur, se déconnecterdes réseaux, me semble une solution peu engagée et engageante pour une littérature qui se veut ancrée dans le contemporain. Certaines œuvres de littérature numérique contemporaine mettent plutôt en œuvre des butées contrel’obstacle du dispositif : butées qui prennent parfois la forme de pirouettes ironiques et échappent, par leur ambiguïté même, aux processus mis en place par les outils d’automatisation linguistique des GAFAM ; butées qui s’engagent parfois dans des zones existentielles, là où se joue l’identité numérique des auteurs et des lecteurs ; butées qui peuvent aller jusqu’au hacking du dispositif.

Dans la tradition de Michel Foucault, il s’agit donc certes, en contexte pédagogique, d’analyser avec perspicacité les stratégies de domination qui sont encodées dans les dispositifs numériques, de décrypter les motivations de la mise à disposition des outils propriétaires par les entreprises, et d’engager une prise de conscience sur le formatage des pratiques et leur exploitation politique et marchande. La profession ex cathedra de cette critique n’est pourtant pas toujours le moyen le plus efficace face à la force de frappe des discours d’accompagnement marchands. La lecture et l’écriture d’œuvres sur le dispositif numérique peuvent ainsi constituer les deux faces d’une critique en actes, qui explore la relation entre « littérature » et « numérique » en pleine conscience des ambiguïtés et tensions, au lieu de secontenter de mises en garde proclamées par le « maître savant »10.

Notes
  1. Acronyme couramment utilisé pour désigner les grandes firmes du numérique Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft. ↩︎
  2. Electronic Literature Organization. Récupéré du site http://eliterature.org/ ↩︎
  3. Voir par exemple : Collections de littérature numérique éditées par la Electronic Literature OrganizationRécupéré du site http://collection.eliterature.org/ ; Anthologie de littérature numérique européenne constituée dans le cadre d’un projet de recherche européen. Récupéré du site https://anthology.elmcip.net/. Revue bleu Orange. En ligne : http://revuebleuorange.org/ ↩︎
  4. Voir l’analyse détaillée de ces figures dans Saemmer (2008). ↩︎
  5. Informations trouvées sur Wikipédia. Récupéré du site https://fr.wikipedia.org/wiki/WordPress, et sur Le Journal du net. Récupéré du site http://www.journaldunet.com/solutions/saas-logiciel/wordpress-une-levee-de-fonds-de-160- millions-0514.shtml ↩︎
  6. Voir par exemple Interview avec Dominique Cardon menée par Benoit Le Corre, Le Nouvel Observateur. Récupéré du site http://tempsreel.nouvelobs.com/rue89/rue89-nos-vies-connectees/20161113.RUE4218/sur-facebook-si-vous- etes-de-gauche-ajoutez-des-gens-de-droite.html. Alexis Delcambre et Alexandre Piquard, Facebook est-il un danger pour la démocratie ? Récupéré du sitehttp://www.lemonde.fr/actualite-medias/article/2016/11/01/facebook-faux-ami- de-la-democratie_5023701_3236.html ↩︎
  7. Enquête menée auprès de 5715 lycéens dans quatre académies en France, présentée par Nathalie Pinède et Véronique Lespinet-Najib (2017, p. 123-138) : 41 % des répondants disent s’informer sur l’actualité de façon quotidienne, et 63 % d’entre eux le font en passant par Facebook. ↩︎
  8. Maurice Roman est l’une des identités de fiction créées par Jean-Pierre Balpe. Il est présenté comme un auteur décédé. ↩︎
  9. Outil accessible sur le site http://animalswithinanimals.com/generator/generator.html# ↩︎
  10. Allusion à l’ouvrage de Jacques Rancière (2004), Le maître ignorant. ↩︎
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