Volume 8 / Littérature de jeunesse, à l’ère numérique

Ressources numériques pour l’enseignement de la littérature de jeunesse. Promesse du temps jadis, représentations enseignantes et essai manqué de typologie

Sonya Florey
Haute école pédagogique du canton de Vaud
Vincent Capt
HEP - Vaud

Résumé

Cet article s’inscrit dans le champ de la didactique de la littérature de jeunesse et observe la qualité des ressources numériques mises à la disposition du corps enseignant, en quête de matériau pour construire une séquence d’enseignement. Deux prises de données guident notre propos : un questionnaire qui met en lumière les représentationsd’enseignants en formation relativement à leurs connaissances en littérature de jeunesse, à leurs compétences didactiques et à leur recours aux ressources numériques, puis une exploration des ressources numériques potentiellement utiles pour les enseignants, dont le processus, plus que le résultat, devient le second objet d’étude. Nous terminons par énoncer ce qui constituerait un site didactique, soutenant les pratiques enseignantes.

Abstract

The present article falls within the scope of children’s literature didactics. It aims at observing the quality of digital resources made available to educators in search of material to build teaching sequences. Two types of data guide our analysis: a questionnaire that highlights the representations of teachers in training regarding their knowledge of children’s literature, their level of didactic competence, and their use of digital resources; followed by an exploration of digital resources potentially useful to teachers, which was the second goal of our study. Our research ends with a few suggestions on what constitutes a pedagogical site, thus supporting teaching practices.

Mots-clés
littérature de jeunesse, ressources numériques, représentations des enseignants, exploration, site didactique.

Keywords
children’s literature; digital resource; teachers’ representations; exploration; didactic website.
Citer
Pour citer
Florey, Sonya et Capt, Vincent (2018). Ressources numériques pour l’enseignement de la littérature de jeunesse. Promesse du temps jadis, représentations enseignantes et essai manqué de typologie. Revue de recherches en littératie médiatique multimodale, 8. https://doi.org/10.7202/1050935ar

1. Introduction

Après avoir lu Seuils, de Gérard Genette, intituler un article ne constitue plus un geste totalement innocent ou secondaire. En effet, le sémiologue identifie quatre fonctions principales liées au titre d’un écrit et accorde à cette forme généralement brève un rôle et un charme particuliers : « Si le texte est un objet de lecture, le titre, comme d’ailleurs le nom de l’auteur, est un objet de circulation – ou, si l’on préfère, un sujet de conversation » (Genette, 1987, p. 79). Des quatre fonctions d’un titre, c’est la fonction descriptive et sa dimension rhématique qui sont mises en exergue ici : cet article présente deux analyses de données liées à l’enseignement de la littérature de jeunesse à l’ère du numérique, ainsi qu’un retour réflexif sur notre parcours de chercheurs lors de ce travail. Nous ouvrirons enfin notre questionnement sur les espoirs et les limites actuelles de la recherche en didactique, lorsqu’elle s’empare des ressources numériques à disposition. La composante déceptive de notre titre n’est pas à lire littéralement : elle fait état, certes, d’une réorientation que nous avons donnée à notre recherche, mais considère le manque comme un appel à étudier encore, différemment, la toile, afin d’y lire (d’y construire) une cohérence pour la didactique de la littérature et le corps enseignant.

2. Des promesses. Ou l’explicitation de notre ancrage théorique

En 1989, paraissait dans la revue Langue française un dossier spécial consacré aux « nouvelles technologies ». Dans le texte de présentation du numéro, Dugas (1989, p. 3) rappelait que « la télématique connaît, en France du moins, une croissance spectaculaire ». Les articles faisaient ensuite état d’expériences de formation dans la discipline du français (langue première et langue étrangère), mettant en œuvre des technologies nouvelles (informatique, médiatique, télématique). Une rapide analyse du discours de ces articles laisse entrevoir une posture de forte adhésion à la dimension technologique (Depeursinge, Capt et Florey, 2017), colorée d’un enthousiasme qui percevait dans cette promesse de l’informatique une « révolution » pour la formation.

Quelques éléments semblent particulièrement intéressants relativement à la didactique du français, par leur dimension historique et quasi prophétique. Demaizière retient une série de transformations (prétendument) rendues possibles par l’outil technologique :

Ce bref panorama fait apparaître une grande variété d’utilisations possibles des nouvelles technologies pour l’enseignement et l’apprentissage du français. Des modes de communication et d’interaction nouveaux et variés sont envisageables. On peut permettre à un apprenant isolé de travailler en autoformation grâce à un tutoriel ou une vidéo et de communiquer avec un tuteur par courrier électronique. On permet alors un enseignement-apprentissage dans une situation où il était autrement impossible. Dans d’autres cas, les apprenants travailleront par paires, ou en petits groupes, avec ou sans intervention d’un enseignant les encadrant. Des classes pourront communiquer entre elles d’un pays à l’autre grâce à la télématique. L’enseignant pourra utiliser l’ordinateur comme une sorte de tableau animé qu’il manipule lui-même devant le groupe. On peut alors créer des situations pédagogiques impossibles sans l’apport technologique tout en restant dans des cadres institutionnels classiques.

(Demaizière, 1989, p. 12)

La technologie est ici perçue comme un élément permettant ou facilitant l’acte de transmission, notamment grâce à la densification des interactions entre les élèves, à l’échelle internationale, et à l’autoapprentissage. L’auteure évoque également une redéfinition du rôle de l’enseignant, qui accompagne et encadre, plutôt qu’il n’enseigne les nouvelles technologies appelant à redéfinir, voire à réinventer les postures d’apprenant et d’enseignant. Mais l’élément saillant de la conclusion de Demaizière consiste à imaginer que la technologie fera évoluer la formation (et en 1989, elle a déjà influencé les dispositifs pédagogiques), sans faire bouger les cadres institutionnels.

Trente ans nous séparent de ce numéro. Un certain nombre de promesses ont été actualisées ou perdurent, comme les échanges entre pairs ou entre corps enseignant et élèves, favorisés par le numérique, ou encore l’évolution des supports à l’enseignement grâce aux technologies du numérique. D’autres paraissent désuets, ne serait-ce que par l’obsolescence des désignations. L’évocation rapide de ce volume de Langue française dans cet article poursuit deux finalités : éprouver ces projections une génération plus tard et permettre un retour sur notre propre rapport au numérique, au présent. Ne sommes pas nous-mêmes habités par des élans analogues, sans qu’une distance rationnelle ne puisse être cultivée ? Des termes qui paraissent éminemment partagés aujourd’hui par la communauté didactique auront-ils la même saveur surannée dans trente ans ? Comment faire pour penser dans un espace où l’on se saisit de pratiques, alors même que ces pratiques sont (déjà) en voie d’obsolescence ? Conscients de la gageure qui caractérise notre projet de recherche — produire une réflexion critique sur un objet en constante évolution —, nous sommes simultanément mus par le désir d’éprouver des caractéristiques choisies du numérique en regard de la didactique de la littérature de jeunesse, afin de documenter les ressources à la disposition du corps enseignant lorsqu’il s’agit de construire une séquence d’enseignement.

Il faut tout d’abord préciser ce que nous entendons par « littérature de jeunesse ». Un certain nombre de propositionscélèbres reposent sur une définition par la négative ou d’ordre tautologique. Ainsi, pour Nières-Chevrel (2005, p. 9), «le territoire des livres pour la jeunesse serait donc défini par exclusion : il serait celui des livres-qui-ne-sont-pas-pour-les-adultes », pour Perrot (2005, p. 215), « la seule définition d’un livre d’enfant, aussi absurde que cela semble, est la suivante : c’est un livre qui apparaît dans le catalogue d’un éditeur pour la jeunesse », tandis que Connan-Pintado et Béhotéguy (2015, p. 8) se demandent : « Qu’est-ce que la littérature de jeunesse : un outil éducatif, un secteur éditorial, un objet d’enseignement, un patrimoine à conserver ? ». Provoquant un débat analogue à celui qui a tenté de circonscrire ce qu’est la littérature, la recherche en littérature de jeunesse soumet une pluralité de définitions, témoignant d’épistémologies et de conceptions distinctes. Pour notre part, nous considérerons que la littérature de jeunesse est composée d’œuvres sélectionnées par le corps enseignant, permettant de viser des objectifs d’apprentissageprescrits par les plans d’études des degrés de la scolarité obligatoire, inscrits dans la discipline « littérature ». Autrement dit, nous privilégions une définition didactique de la littérature de jeunesse, qui servira notamment à discuter nos résultats et constitue un gage de validité de notre méthodologie.

Nous inscrivons donc les questions qui ont guidé cet article dans le champ de la didactique de la littérature de jeunesse, et identifions ci-dessous quelques enjeux liés aux pratiques enseignantes, ainsi que des tensions d’ordre épistémologique. La littérature de jeunesse bénéficie de conditions favorables inédites, tant sur le plan des prescriptions que sur celui de son développement culturel, économique et scientifique. En effet, depuis 2012, la Suisse romande s’est dotée d’un nouveau plan d’études commun à l’entier des cantons francophones, couvrant les 11 années d’école obligatoire (primaire et secondaire inférieur) : pour la première fois, une liste d’objectifs est spécifiquement consacrée à « l’accès à la littérature » dès l’entrée dans la scolarité. La littérature de jeunesse tient dès lors une place potentiellement importante dans les choix de corpus. De plus, depuis une vingtaine d’années, la littérature de jeunesse est régulièrement qualifiée de « locomotive » du marché de l’édition, c’est l’un des rares secteurs dont le chiffre d’affaires est en progression constante (Butlen et Dubois-Marcoin, 2005) : le nombre et l’exigence des publications augmentent. Enfin, la littérature de jeunesse gagne progressivement ses lettres de noblesse, dans les Facultés de Lettres ainsi que dans les Instituts de formation des maîtres : l’augmentation du nombre de mémoires, de thèses et de recherches relatives à ce champ et à sa didactique témoigne du « sérieux académique » avec lequel on considère aujourd’hui ces textes. Or, malgré ces conditions qui semblent prometteuses, on observe, dans les représentations et les pratiques déclarées des enseignants, que la littérature n’est pas systématiquement identifiée comme une discipline propre, qu’elle est parfoisabsente des pratiques, et même plus généralement, de la classe (Deschoux, Florey et Ronveaux, 2015). Cette situation nous interpelle et nous avons cherché à mieux comprendre comment une cohorte d’enseignants en formation se représentait son niveau de formation et de connaissances par rapport aux œuvres littéraires destinées à la jeunesse, à sa didactique et aux ressources qui pourraient soutenir cet enseignement. Ce sera le fait de notre première prise de données. Souhaitant prolonger une réflexion menée par Daunay (2010) sur la distinction entre discipline académique et discipline scolaire, nous avons inscrit ces représentations dans un contexte sociohistorique précis, celui des classes dans lesquelles ces enseignants interviennent. En effet, Daunay soutient que la littérature est définie, implicitement ou explicitement, dans les textes officiels ou dans les pratiques enseignantes. Ainsi, nous avons analysé des représentations enseignantes, selon une méthodologie que nous détaillerons dans le chapitre suivant.

Cette difficulté à installer la littérature de jeunesse dans les apprentissages fondamentaux des degrés obligatoires en Suisse romande a conduit à nous interroger sur les liens entre la qualité des ressources numériques à la disposition des enseignants et leur choix de travailler à partir de corpus de littérature de jeunesse — ou non. La rapidité d’accès à l’information et la disponibilité des ressources sur Internet, largement documentées par des théoriciens de la communication (Debray, 2000 ; McLuhan, 1964/1968), constitueraient des réponses à certaines lacunes identifiées dans les connaissances et la formation didactique des enseignants. La littérature de jeunesse, au même titre que d’autres pratiques littéraires, bénéficie d’une présence quantitativement et qualitativement importante sur Internet. Sites d’auteurs, d’illustrateurs et d’illustratrices, de maisons d’édition, blogues de lecteurs ou de lectrices, sites recensant du matériel pédagogique et didactique construits à partir d’œuvres de littérature de jeunesse, etc. : ces contenus, nous les nommons ici « ressources numériques ». Nous excluons ainsi de cette définition la notion d’outil, sous la forme delogiciels, et celle de support (tablette, ordinateur) : seule la dimension informationnelle de ces ressources numériques sera ici considérée, tant qu’elle constitue une source de contenus, inédite par son ampleur, mis à la disposition des enseignants. Ainsi, nous avons voulu savoir si le recours à des ressources numériques pouvait pallier les lacunesconstatées dans l’enseignement de la littérature de jeunesse. Ce sera la visée, du moins initiale, de notre seconde prise de données, dont les caractéristiques seront développées dans la section 4.

3. Des représentations enseignantes : première prise de données

Notre première récolte de données s’est déroulée sous la forme d’un questionnaire durant le semestre d’automne 2016, dans deux classes de futurs enseignants du secondaire I (de la 9e à la 11e année de l’école obligatoire). Une partie de ces 43 étudiants étaient stagiaires en responsabilité de classe, tandis que d’autres effectuaient leur stage pratique sous la supervision d’un enseignant expérimenté (appelé praticien-formateur). Pourquoi des enseignants non encore diplômés ? Tout d’abord, ces étudiants ont tous et toutes une pratique de terrain : ils ont donc déjà enseigné la littérature dans leurs différentes classes. Ensuite, parce qu’ils sont en train de construire des connaissances en didactique, tant au niveau théorique que praxéologique, nous avons estimé que leurs pratiques n’étaient pas sédimentées par l’expérience —non que cette dernière semble dommageable, au contraire, mais nous savons que des choix liés à un certain habitus scolaire peuvent parfois supplanter des recommandations didactiques ou des envies personnelles de corpus d’œuvres littéraires ou de modalités de travail, pour ne citer que ces deux exemples. Enfin, parce que ces étudiants sont au bénéfice d’un parcours académique qu’ils complètent par une formation pédagogique et didactique à la Haute École Pédagogique du canton de Vaud (HEP Vaud). Rappelons que les parcours en Lettres en Suisse romande ne proposent pas la littérature de jeunesse comme un champ d’études constitutif des cursus. Seul un séminaire facultatif est proposé ponctuellement, dans quelques universités. Les connaissances ou les représentations de ces étudiants sur la littérature de jeunesse ont donc une autre source que leurs études universitaires ou, autre option que nous envisageons, sont sommaires.

Nous avons posé quatre questions aux étudiants, en leur demandant i) d’autoévaluer leur niveau de connaissances et de compétences relativement aux contenus de la littérature de jeunesse ; ii) de se positionner par rapport à ce qu’ils souhaiteraient trouver comme savoirs sur un site Internet dédié à la littérature de jeunesse ; iii) si un site Internet comporte en soi des avantages par rapport à d’autres supports ; et iv) s’ils recourent à des sites Internet dans leurs tâches d’enseignement, sans que nous n’ayons voulu spécifier les sous-champs de la lecture et de la littérature.

Au vu du nombre d’étudiants qui ont répondu au questionnaire, nous avons privilégié une analyse qualitative de leurs réponses, mettant en lumière des éléments saillants et dessinant parfois des « profils » qui nous semblaient aidants pour comprendre la place du numérique dans les ressources enseignantes.

À la question 1 : « Identifiez-vous des lacunes en termes de formation et d’outils relatifs à l’enseignement de la littérature de jeunesse ? », les étudiants relèvent majoritairement leur manque de formation et de connaissances, à un double égard : d’une part, comme mentionné supra, la littérature de jeunesse est peu voire pas du tout proposée comme champ d’études dans les parcours de Lettres des universités de Suisse romande, et les étudiants craignent que cette faible maîtrise des contenus ait un impact négatif sur la qualité de leur enseignement et des apprentissages des élèves. Un étudiant indique : « Presque tous les livres que j’ai lus, notamment à l’uni, sont des lectures destinées à des adultes :comment choisir un bouquin adapté au niveau des adolescents ? ». Le choix des ouvrages pertinents à tel ou tel niveau scolaire est souvent délégué aux collègues de l’établissement, auxquels se fient les étudiants plutôt par dépit dans cecas. D’autre part, des lacunes sont aussi décelées dans la formation didactique, où la littérature (et notamment dejeunesse) occupe une place anecdotique dans les programmes. Plusieurs étudiants mentionnent le fait qu’ils n’ont jamais mobilisé ce genre littéraire.

Un manque de moyens d’enseignement relatifs à la littérature de jeunesse est également identifié. Dans les moyens officiels proposés ou imposés aux enseignants du canton de Vaud, la littérature côtoie d’autres genres de textes, elle est quasi exclusivement proposée sous forme d’extraits et les questionnaires (où se mêlent de nombreuses questions littérales et quelques questions inférentielles) constituent la tâche majoritaire destinée aux élèves. Aucun étudiant ne mentionne la possibilité de lire une œuvre de littérature de jeunesse intégrale.

La question 2 : « Est-ce que des sites Internet pourraient contribuer à répondre à vos besoins d’enseignants ? Quels contenus vous paraissent prioritaires ? » a créé une réaction de perplexité chez un certain nombre de participants à l’étude et nous a confrontés à autant de « Je ne sais pas », sans autre commentaire. Un étudiant affirme que « les livres peuvent offrir les mêmes possibilités » qu’un site Internet. Dans les contenus évoqués, on lit une majorité de contenus qu’on pourrait trouver sur des supports classiques tels que des classements thématiques, des classements d’œuvres par genre, des listes d’ouvrages de littérature de jeunesse adaptées à l’enseignement, des fiches didactiques, des pistes pourenseigner. Quelques contenus spécifiquement liés au support numérique sont cités, comme la mise en image d’un texte, un récit vidéo alliant image et son, une interactivité entre les concepteurs et les lecteurs (ou entre lecteurs) propre au site Internet. En somme, les étudiants peinent à formuler une position réflexive significativement étayée au sujet deressources le plus souvent pas encore explorées. Celles et ceux qui formulent un avis potentiellement positif («Oui, probablement ») sont un peu plus nombreux. Il n’est pas impossible que des éléments de réponse plus concrets, notamment en termes de contenu, soient formulés par des enseignants déjà engagés, qui ont pour pratique, plus ou moins ritualisée, de chercher des informations sur Internet dans la phase de préparation de leçons dédiées à la littérature de jeunesse.

La question 3 : « Quelles plus-values pédagogiques et didactiques des sites Internet offrent-ils potentiellement par rapport à des supports traditionnels ? » a donné lieu à des réponses très tranchées. Aux yeux de quelques étudiants, les plus-values pédagogiques et didactiques des sites Internet sont inexistantes. En revanche, pour la majorité des étudiants, le support numérique recèle une série d’avantages en lien avec l’enseignement. L’actualisation fréquente des contenus constitue une aide efficace pour l’enseignant, par rapport à des supports en version papier, rendus rapidement obsolètes au vu de la production actuelle en littérature de jeunesse. En vue de préparer les contenus à enseigner et de planifier leur enseignement, les étudiants relèvent également la rapidité d’accès à l’information, ainsi qu’une modification du rapport à l’espace : le déplacement en bibliothèque afin de récolter des informations n’est plus absolument nécessaire, les informations numériques sont à leur disposition, partout et en tout temps. D’autres encore insistent sur la dimension interactive des sites Internet ou sur le « fun » que suppose la recherche d’information sur des supports aussi variés.

L’attractivité plus grande est notamment justifiée en raison de la proximité de ces ressources pour les élèves eux-mêmes et la diversité des points de vue qu’offre évidemment une grande diversité de ressources. Quelques nuances enfin sont apportées, concernant le nécessaire « tri » à opérer sur la toile, compte tenu de la qualité inégale des informations qui s’y trouvent délivrées selon les étudiants : « La facilité d’accès ; la richesse des contenus qu’il faudra cependantsavoir sélectionner ».

La question 4 : « À quels sites Internet avez-vous recours dans vos tâches d’enseignement ? » avait été formulée largement, à dessein : elle excédait le sous-champ de la didactique de la littérature de jeunesse. Les réponses obtenues permettent à nouveau d’incarner des pratiques déclarées très diverses. Certains étudiants disent ne consulter aucun site Internet : ce sont en général les mêmes qui n’accordaient aucune plus-value au support numérique. D’autres en revanche désignent plusieurs sites Internet fréquentés et listent diverses pratiques de navigation. Les raisons qui motivent la majorité des étudiants à recourir à des sites Internet sont multiples :

  • chercher du matériel directement utilisable (fiches, exercices, etc.) ;
  • chercher des contenus qui seront adaptés et transformés en éléments enseignables (analyses de textes, frises historiques, etc.) ;
  • chercher une information ponctuelle en consultant un moyen de référence (dictionnaire en ligne, notions grammaticales, sites de références historiques et géographiques, etc.) ;
  • vérifier un élément dans les prescriptions (plan d’études romand) ;
  • fureter et rencontrer des idées qui deviendront peut-être des objets d’enseignement (blogues d’enseignants, projets pédagogiques, etc.).

Suite au dépouillement de ce questionnaire, trois éléments de synthèse émergent :

  1. On peut se demander, en tant que didacticiens du français, dans quelle mesure l’objet d’enseignement influence le positionnement des étudiants. La littérature de jeunesse s’inscrit-elle dans la filiation de la littérature, champ traversé par des courants alternatifs, certes, mais traditionnellement associé à une vision classique du littéraire,dans sa définition, ses formes et ses supports ? Difficile de répondre à cette question avec les éléments dont nous disposons à ce jour. Toujours est-il que le mouvement général qui se dégage de ces questionnaires est qu’on utilise Internet comme un lieu virtuel où l’on puise de l’information, mais rarement où l’on en dépose, en vue de partager ses propres ressources avec d’autres collègues.
  2. Ici et là, plusieurs étudiants affichent une méfiance explicite face aux contenus provenant d’Internet : on soupçonne que ces informations soient le résultat d’une secondarisation, voire d’une réduction dommageable, on doute de leur pertinence, de leur « sérieux », de leur authenticité. Relevons qu’aucun étudiant ne mentionne une méfiance analogue, vis-à-vis des supports traditionnels — comme si l’édition et la publication fonctionnaient en tant que preuve de véracité des contenus — ni l’intérêt (et la possibilité) d’enseigner aux élèves à hiérarchiser, à tirer et à sélectionner les contenus, compétences par ailleurs absolument nécessaires à enseigner même avec des supports traditionnels.
  3. Les étudiants que nous avons interrogés appartiennent à la génération que certains penseurs ont nommé les «natifs numériques » (Prensky, 2012). Or, la nature et les contenus des réponses nous laissent songeurs sur les compétences parfois de facto attribuées au statut de « natif numérique » : se dessine le portrait d’étudiants qui, certes, consultent pour la plupart des sites Internet, mais qui semblent chercher des contenus de type livresque, transposés sur un support numérique. Les contenus spécifiquement liés au numérique (interactivité, image animée ou fixe, son) ne semblent que secondaires dans les attentes énoncées. Aurait-on affaire à un manque d’alphabétisation numérique de ces étudiants dont on dit (abusivement peut-être) qu’ils sont nés avec un ordinateur dans les mains ? Sur ce point, quelles responsabilités endossent la formation des enseignants, les prescriptions et les pratiques effectivement observées à l’heure actuelle sur le terrain par les étudiants ?

4. Un essai manqué de typologie : deuxième prise de données

La deuxième prise de données a consisté à nous placer dans la peau d’un enseignant qui recourait à Internet afin de construire une séance ou une séquence liée à la littérature de jeunesse. Rappelant que la littérature de jeunesse est peu enseignée, nous avons souhaité découvrir des ressources qui pourraient constituer une source d’informations pour les enseignants : informations factuelles sur les auteurs, analyse des œuvres de littérature de jeunesse afin d’identifier plus aisément les points à didactiser, ou encore idées de démarches d’enseignement. Notre idée était de plonger dans les ressources numériques, de manière pragmatique et intuitive, de décrire notre démarche de recherche de sites, et enfin de proposer une typologie des sites Internet que nous avions recensés. Notre projet a rapidement été confronté à des freins, des voies sans issue, et même des impossibilités que nous n’avions pu anticiper — révélant ainsi notre propre statut de non-natif numérique et attestant que nous sommes mus par des réflexes forgés au contact de la matière livresque. Ces empêchements nous ont ensuite paru emblématiques de la nature même des ressources numériques : ce qui semblait accessoire, parce que gravitant autour des résultats que nous escomptions trouver, est devenu premier. C’est ainsi quenotre typologie a été transposée en un essai manqué et que le commentaire de ce trajet nous apparaît essentiel dans la constitution d’un regard didactique sur les ressources d’Internet. Voici donc un récit de recherche, en plusieurs étapes clés.

La question initiale concernait l’entame de la recherche : par où commencer ? En entrant des mots- clés sur le moteur de recherche Google ? Sur un autre moteur de recherche ? Quels mots-clés ? Quel degré de granularité ? Fallait-il commencer par visiter des blogues d’auteurs ou de critiques de littérature de jeunesse qui nous renverraient ensuite vers d’autres ressources ? Ou par des tâches d’enseignement classiques ? Les choix initiaux, avant même d’avoir accédé à une quelconque ressource, ne sont pas neutres et équivalents : ils orientent de manière durable la liste de sites Internet à visiter. Une entrée « littérature de jeunesse + enseignement », dans le plus performant des moteurs de recherche, ouvre sur près de deux millions de résultats : autant dire que cette pléthore revêtait une impossibilité toute pragmatique pour notre enquête. Choisir d’entrer par un blogue de critique littéraire reconnu, qui renvoyait ensuite vers des sites amis, supposait un certain nombre de connaissances dans le domaine de la littérature de jeunesse et aurait biaisé notre typologie en rencontrant majoritairement des sites appartenant à la même « famille » que le site de départ. La difficulté de sélectionner les mots-clés pertinents, la variation des résultats obtenus par un moteur de recherche (dont on sait aujourd’hui qu’il tend à nous proposer des résultats de recherche en adéquation avec les traces que nous avons laissées de nos navigations antérieures) ou par un blogue qui renvoie à d’autres hyperliens et le caractère exponentiel du nombrede ressources soumises nous ont fait opter pour une liste de sites déjà établie par un organisme indépendant collectif (pas de sites d’éditeurs, d’auteurs, de critiques, pas de sites ou de contenus commandités) : celle proposée par le sitewww.ricochet.org répondait à ces critères1. Nous avons visité la quarantaine de sites classés en « littérature de jeunesse (francophone) », « littérature de jeunesse (généralités) » et « littérature de jeunesse (histoire) » et défini par induction quatre paramètres qui nous ont permis de décrire l’organisation de ces sites : les participants à la communication (émetteur et destinataires), les formes génériques favorablement intégrées dans le site et l’orientation pragmatique ou la visée poursuivie par les genres proposés.

  1. Les instances responsables du site. Quand elles sont déclarées, les auctorialités sont le plus souvent le fait de collectivités publiques, instituées en collectivité par un décret extérieur. L’identification de la source responsable du contenu est aisée. Par exemple, un site est placé sous l’égide française du ministère de l’Éducation nationale, un autre est assumé par le Syndicat national de l’édition, un festival ou un Salon du livre. Un peu moins formellement instituées sont les collectivités créées par un regroupement plus ou moins fortuit d’intérêts partagés, instituées en collectivités par un élément fédérateur interne, d’individus identifiés (adultes ou enfants)ou anonymes. Ce peut être par exemple une association, un comité de « passionnés de la littérature de jeunesse » ou un comité de lecture de collégiens. Dans ce second cas, le plus nombreux, il est plus difficile d’alléguer la responsabilité du contenu délivré à une seule source. Enfin, quelques sites personnels sous la forme de blogues sont également présents.
  2. Les destinataires des sites. Ceux-ci sont rarement désignés sur les sites visités. Quand ils le sont, quelques fonctions professionnelles (corps enseignant en particulier) émergent. Sont également présentes quelques mentions relatives à la pratique lectorale (lecteurs ou lectrices) ou à des classes d’âges (adultes ou enfants). Dans la majorité des sites analysés, le souci de l’adresse n’est pas manifeste : aucune audience spécifique n’est verbalisée. Il est difficile d’identifier un public ciblé. Beaucoup plus rarement, certains sites circonscrivent un auditoire particulier, par exemple les écrivains de littérature de jeunesse (sous forme de guide commercial).
  3. Les visées poursuivies sont également multiples et très rarement mentionnées. Sont présents des objectifs très formalisés, comme « améliorer les conditions d’acquisition de la lecture et de l’écriture grâce à la découverte de la langue écrite dès le plus jeune âge » ou « développer d’une façon harmonieuse la personnalité de l’enfant ». D’autres paraissent plus flous comme « rendre service aux familles et aux jeunes lecteurs » ou plus larges comme « délivrer des formations à l’adresse des enseignants et des éducateurs ». À cette diversité doit être ajoutée la proximité certaine que semble entretenir un certain nombre de sites avec des vendeurs de livres et plus largement aussi d’objets de consommation à l’adresse des enfants. Par exemple, un site est soutenu par un vendeur de jouets. De nombreux autres comportent des liens vers un site de vente.
  4. Les utilisations du numérique demeurent dans un horizon d’attente « classique » : majoritairement, des textes originellement sur support papier (ou qui ont été pensés et construits comme s’ils l’avaient été) sont transposés sur un support numérique tel que des fiches de lecture, des chroniques, des recensions ou analyses de texte, des sélections de livres, des listes bibliographiques ou thématiques, des témoignages d’appréciation (j’aime/j’aime pas), des pistes d’enseignement ou fiches d’exercices, actualisation très variable du contenu. On note régulièrement l’insertion d’images fixes, tandis que celle de documents audio ou vidéo reste exceptionnelle, par exemple une interview d’auteur. À noter enfin que la mise à jour des sites varie grandement.

De cette première exploration et de cette analyse, nous avons tiré des constats, en tentant cette fois de commenter les effets spécifiquement liés à la didactique. Une remarque préliminaire s’impose : les éléments de synthèse que nous soumettons à la réflexion didactique ci-dessous ne se prétendent pas décrire l’entier des sites dédiés à la littérature dejeunesse. On aura l’impression qu’on ne rend pas justice à un certain nombre de sites très innovants, par leurs contenus et par leurs formes. Nous avons souhaité nous mettre dans la peau d’un représentant ordinaire du corps enseignant, n’ayant pas d’affinités spéciales avec la chose numérique. Voici donc des constats que nous avons élaborés sur la base de la quarantaine de sites visités : nous postulons que ceux-ci sont emblématiques des limites constitutives des ressources numériques.

  • De l’art de la liste au fantasme déceptif d’exhaustivité. Le nombre de sites Internet, on l’a dit, est foisonnant. Des sites menant vers une liste de sites, ces derniers invitant à visiter d’autres sites encore : cette abondance, abritant bien sûr une forme de richesse et de variété, évolue subtilement vers une pléthore quasi incontrôlée, qui peut fonctionner comme un repoussoir. La découverte en dilettante de ressources pour l’enseignement se mue en un cheminement rendu impossible, si l’on se donne pour tâche de lire, sérier et hiérarchiser systématiquement les documents trouvés, afin d’y construire une logique didactique. C’est là la première dimension de la liste. Il en existe une seconde. En tant que genre, la liste appelle à une forme bornée, circonscrite et est rétive à toute exhaustivité. Pourtant, c’est ce genre qui est prioritairement choisi, et pour inventorier les sites « amis », et pour énumérer les titres d’œuvres de littérature de jeunesse ou les tâches proposées aux élèves. Un fantasme d’exhaustivité réside dans les possibles illimités d’Internet, mais les concepteurs de sites doivent composer avec le désenchantement qui se fait jour, lorsque la forme contrainte du site (et donc son aspect limité) borne les velléités de tout dire, de tout lire.
  • Une identité générique flottante. Régulièrement, dans les sites visités, on perçoit des confusions de niveaux (qui parle ? L’auteur de littérature de jeunesse ? L’auteur du site ? L’enseignant ?), ainsi qu’un manque de hiérarchisation des contenus (une liste de titres, une analyse de texte littéraire et un avis subjectif sur l’œuvre se côtoient, sans distinction et sans structure). L’absence d’organisation ou la nécessité de reconstruire une cohérence peut occasionner de multiples niveaux de brouillage, comme autant de confusions répercutées chez les élèves.
  • Une obsolescence programmée. Entre le moment où nous avons récolté nos données en consultant la liste de sites de www.ricochet.org et le moment où nous avons rédigé cet article, six mois se sont écoulés. Un dixième environ des sites de la liste initiale a changé d’adresse ou n’existe plus. L’obsolescence qui frappe les contenus déposés sur Internet est une réalité à laquelle les utilisateurs de ressources traditionnelles, placées dans des lieux qui le sont tout autant, doivent s’habituer. Une des stratégies consisterait à extraire les ressources déposées sur Internet et à les conserver sur un autre support, au risque de dénaturer les contenus qui auraient été pensés et adaptés pour un support numérique.
  • Un classicisme déroutant. On ne compte plus les tenants du discours social qui identifient notre époque comme celle du numérique. Notre regard de didacticiens a été d’autant plus surpris de répertorier des pratiques éminemment classiques : le numérique devient un support, mais n’intervient que rarement dans la configuration des contenus et dans leur mise en scène.
  • Une absence de thématisation de l’objet littéraire. Dans la quarantaine de sites analysés, on n’a trouvé que peu de contenus sur les caractéristiques littéraires des textes et encore moins d’éléments définitoires relatifs à ce qu’est la littérature de jeunesse. Une première hypothèse consiste à voir une communauté de praticiens de la littérature, qui s’accorderaient donc sur les limites qu’on donne à l’objet. Une deuxième hypothèse, et elle est soutenue par les constats formulés supra, tend à postuler que le site Internet dédié à la littérature de jeunesse consiste majoritairement à formuler des coups de cœur, plutôt que des rapports distanciés et critiques à l’objet littéraire et à sa didactisation. De même, pour les éléments liés à l’enseignement de la littérature de jeunesse, on trouve des séquences prétendument immédiatement utilisables, au détriment de séquences déconstruites et analysées du point de vue des forces et des faiblesses didactiques.

Et pourtant… pour équilibrer ce relatif constat désenchanté, on aimerait à présent esquisser quelques promesses du numérique et éprouver leur application aux enjeux de la didactique de la littérature. À ce titre, les travaux de Stiegler(2016) nous paraissent particulièrement intéressants. Le philosophe postule que le contexte contemporain du numérique ainsi que l’utilisation actuelle des technologies désagrègent le lien social et menacent la démocratie. Cette « barbarie soft », Stiegler la nomme « disruption », au sens d’« apparition brutale d’instabilités », et dans le domaine plus particulier des technologies du numérique, le mot désigne la faculté que possède une innovation de déstabiliser des secteurs entiers de l’économie et de la société. La date de 1993 constitue un pivot dans son argumentation : c’est àpartir de ce moment-là que la disruption commence, avec la « réticulation numérique » (la structuration en réseau) et la connexion généralisée. Or, ce qui nous intéresse tout particulièrement dans la pensée de Stiegler, c’est le fait qu’il conçoit la technologie comme un pharmakon, terme grec qui désigne ce qui est à la fois poison et remède. Autrement dit, ce n’est pas à un rejet de la technologie du numérique qu’appelle Stiegler, mais bien à une réorientation des paradigmes qui guident son utilisation. Le numérique est porteur de promesses, notamment dans la diffusion du savoir et la démocratisation de l’accès à de nouvelles connaissances.L’innovation technologique, selon le philosophe, commence toujours par détruire les cadres constitués, avant d’en proposer de nouveaux. Mais aujourd’hui, elle ne propose plus de nouvelles pensées, qui permettraient de construire un nouveau mode de vie. Stiegler relève encore l’absence de « protentions collectives positives », d’anticipations partagées qui caractérisent l’époque qui les sécrète et permettent de se projeter vers l’avenir. Le projet développé dans son essai Dans la disruption : comment ne pas devenir fou, ne consiste pas à ralentir l’avancée des nouvelles  technologies,  mais  à  réaffecter  le  temps  gagné  par  l’automatisation  à  la « désautomatisation » de la pensée. Développer de nouvelles plateformes Web. Mettre en place de nouveaux modes d’enseignement et de partage des savoirs. Redistribuer les gains issus de la technologie au profit de l’augmentation de l’« intelligence collective ».

C’est à ce type de plateformes Web, au service de l’enseignement de la littérature de jeunesse, que nous rêvons dans cette dernière partie.

5. Conclusion, où l’on rêve d’un site Internet « didactique »

Que faire si guette la disruption ? Comment favoriser une circulation rapide des informations autour de l’enseignementde la littérature de jeunesse tout en garantissant l’intégration et la progression des savoirs ? Comment faire d’une ressource numérique un réel outil professionnel, si possible en lien avec les plans d’études et en relation de bonne cohabitation avec certains moyens d’enseignement par ailleurs existants (manuels scolaires en particulier) ? Vastes questions auxquelles nous allons tenter ici d’amener quelques éléments de réponse ou plutôt des propositions soumises à l’appréciation du lecteur. Précisons également d’entrée que le site didactique dont nous rêvons n’est pas relatif à un quelconque idéal qu’il s’agirait de viser. Il est d’abord un lieu qui permette de travailler le présent.

Une première condition, qu’il semble opportun de poser, concerne la clarté du site, autant pour ce qui a trait à sa disposition sur l’espace de l’écran que pour son adresse : le fait d’identifier un destinataire préférentiel participe grandement à la lisibilité et à l’identité de la communication numérique. À l’heure du mélange généralisé des voix, le choix de participants à l’interaction facilement identifiables constitue peut-être un moyen pour diminuer les risques de confusion ou d’anonymat encourus par la grande majorité des sites. Rendre visible un discours sur le Web ne suffit pas. Ce dernier doit aussi configurer des interlocuteurs qui soient clairement enrôlés dans une communication.

À ce souci d’organisation globale de l’interaction numérique s’ajoutent deux autres dimensions, congruentes, sur lesquelles nous insistons :

  • la dialogisation ou l’interactivité du site ;
  • la présence d’un métadiscours.

Qu’il contienne des chroniques sur des ouvrages de littérature de jeunesse ou bien des séquences didactiques sur le même objet de savoir, un site gagne en pertinence dès lors que ses visiteurs peuvent interagir ou du moins rendre compte de son avis ou de son expérience. À l’heure des réseaux sociaux, le fait de rendre plus horizontale la communication paraît aller de plus en plus de soi. Du point de vue de la didactique du français aussi : se reporter au numéro 178 de la revue Le Français  aujourd’hui  (Becchetti-Bizot  et  Butlen,  2012),  stipulant  la  nécessité  d’une « déverticalisation ». C’est un credo que nous partageons aussi. Le support numérique gagne à ne pas être figé : son caractère évolutif implique d’être actualisé souvent (à une fréquence si possible régulière pour fidéliser les lecteurs) etd’attribuer une place verbale à tout visiteur qui souhaiterait la prendre.

Dans son récent essai Brouhaha, Lyonel Ruffel (2016) mentionne toutefois le caractère polydirectionnel et aléatoire des échanges menés sur la plupart des plateformes numériques. Pour l’intérêt du public visé (on pense ici aux étudiants en formation, aux enseignants et aux didacticiens), comment organiser la conduite des échanges, de façon à ce que ceux-ci soient à la fois souples, mais non aléatoires ? C’est cette double condition qui peut faire problème à la conception d’un site.

La configuration d’un rôle de parole spécifique pour le visiteur ainsi qu’une expertise didactique des contenus proposés sont deux propositions que nous soumettons ici. Plus précisément, l’enrôlement de la parole du visiteur dans le genre du témoignage (type « j’ai testé pour vous ») semble intéressant. Le témoignage, malgré la diversité potentielle de ses réalisations, a valeur de commentaire réflexif sur les propositions. Il permet de mettre à l’épreuve de la pratique certains contenus du site (chronique, séquence didactique, etc.) et, éventuellement, d’ouvrir à un retour critique sur le contenu lui-même, densifiant et affinant le rapport entre pistes didactiques et pratique effective. Par ailleurs, un tel genre de contribution réactive, prenant la forme de conseils, d’astuces, d’avis personnels ou d’avertissements, peut fonctionner aussi comme appel ou comme invitation à d’autres visiteurs de faire de même en partageant à son tour son expérience. Le site alors fonctionne notamment comme réceptacle évolutif des discussions. L’efficacité d’un work in progress se ferait sur le plan collectif.

Un tel dispositif, a priori très ouvert, gagne en validité s’il fait par ailleurs l’objet du regard de didacticiens. La question de l’expertise des contenus proposés et commentés sur un site consacré à l’enseignement de la littérature permet notamment de garantir la transférabilité des propositions dans une certaine diversité de contextes scolaires. Le fait de recourir à une expertise explicite renforce également l’identité du site (ce dont il était question supra). En somme, le site prend une forme dite parfois « semi-ouverte », à savoir qu’à la fois il sollicite le retour d’expérience de ses lecteurs et qu’il répond à ceux-ci, soit en le prenant en considération dans le contenu même de ses propositions, soit plus simplement dans le fil de discussion (modèle antique du forum).

Ce modèle mixte, social, mais expertisé, est un exemple de réalisation numérique de ce que Wenger (1998) nomme des communautés de pratiques, qui promeuvent une conception sociale de l’apprentissage, inscrite dans des actions et des usages collectifs. Sur le plan de la formation, c’est là une manière de favoriser l’alphabétisation numérique des étudiants. Sur le plan des dialogues entre didacticiens et praticiens, c’est une proposition d’échange et de mobilisation du corps enseignant qui paraît réaliste, stimulante à différents niveaux de la transposition, notamment dans la mesure oùles ressources numériques sont négociables. Le chercheur ou la chercheuse en didactique se trouve ainsi en partie délogé de sa posture d’unique garant du savoir. Son rôle consiste par exemple à se positionner en tant que médiateur entre certaines propositions didactiques et des savoirs engagés par l’enseignement de la littérature.

Enfin, la plus-value didactique d’un site concerne l’accompagnement des propositions par un métadiscours de type explicatif proposé par les auteurs du site lui-même. Sur les sites visités et mentionnés supra, cette dimension est systématiquement absente. L’absence de thématisation de contenus littéraires relevée dans les sites visités entre en résonance avec les définitions de la littérature de jeunesse, dont nous avons observé les caractéristiques équivoques ou tautologiques. Un constat analogue peut être fait quant aux motivations et aux enjeux didactiques qui ont orienté les démarches proposées : un peu sur le modèle de l’iceberg, ce qui manque souvent comme information, c’est la part immergée du dispositif ou de la séquence, les raisons qui ont présidé aux choix didactiques. Et même les tensions et antagonismes qui se sont fait jour ! Tandis que les retours des visiteurs et des visiteuses forment une strate de commentaires pris en charge par une source énonciative hétérogène, l’intérêt se porte ici davantage sur ce qui a présidé, aux yeux des auteurs à l’origine du site, à l’organisation de certains choix (corpus, supports d’enseignement, productions d’élèves ou pistes didactiques). La part réflexive des propositions peut également concerner la genèse d’une démarche ou bien la description de certaines difficultés inhérentes à la proposition. Le but de ce discours d’accompagnement est bien de rendre les enseignants capables d’étayer sur un plan didactique les propositions qu’ils choisiront de mettre en œuvre en classe avec les élèves.

Malgré l’énonciation de ces quelques repères, plusieurs questions restent en suspens et il y a lieu, une fois de plus, de situer cette contribution dans une discipline qui a encore peu stabilisé de principes sur le numérique en tant queressources didactiques. L’un des points essentiels concerne la professionnalisation des outils numériques : à quelle condition ceux-ci peuvent-ils prétendre à un apport substantiel sur le plan didactique ? Dans quelle mesure l’organisation générale de la transposition didactique doit-elle être repensée ? Comment faire coïncider des ressources numériques pour l’enseignement de la littérature avec les pratiques sociales effectives des élèves ?

N’y a-t-il pas un risque de reconduire certaines inégalités sociales pour ce qui est du capital numérique des apprenants ? Comment, enfin, proposer des approches didactiques de littératies médiatiques multimodales : i) en activant une posture de lecteur ; ii) en analysant la qualité multimodale des ressources ; iii) en mobilisant un souci philologique ? Ces questions ne devraient pas quitter les didacticiens qui, conscients du potentiel et des dérives de ces ressources, considèrent le numérique comme un pharmakon, concept cher à Stiegler.

Notes
  1. www.ricochet.org est un site qui propose notamment des recensions de toute nouvelle publication francophone de littérature de jeunesse. ↩︎
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