Au secondaire, les blogues qui prolongent la classe de littérature par des échanges entre élèves lecteurs offrent, à la fois, des situations d’enseignement innovantes et des traces utiles pour en appréhender des effets d’apprentissage. L’article commente des résultats d’une étude portant sur des pratiques effectives d’échanges asynchrones pour la formation du lecteur de littérature dans le secondaire français. Il interroge les évolutions des lectures verbalisées à travers des séquences de publications sur des espaces numériques.
La catégorisation des énoncés asynchrones sera éclairée par la présentation d’un cadre théorique articulant les notions de « texte de lecteur » (Mazauric, Fourtanier et Langlade, 2011) et de « texte de lecture » (Trouvé, 2011). Les résultats obtenus à partir de deux corpus de billets échangés par des élèves de seconde générale distinguent les progressions desretours sur les expériences de lecture et les évolutions des propositions interprétatives.
In secondary education, blogs may be considered as extensions of literature classes through the exchanges between student readers. Such blogs offer both innovative learning situations and useful traces to track learning effects. This article will comment upon the findings of a study addressing asynchronous exchanges aimed at the training of secondary education students as literature readers. Moreover, the evolution of subjective readings through sequences of online publications will be analyzed.
The categorisation of the students’ asynchronous writing will be informed by the presentation of a theoretical framework interlinking the notions of reader’s text (texte de lecteur) (Mazauric, Fourtanier & Langlade, 2011) and reading text (texte de lecture) (Trouvé, 2011). The results obtained through the analysis of two corpuses of posts written by 11-year-old students distinguish between, on the one hand, the progressions of the students’ feedback on their reading experiences and, on the other hand, the evolution of the interpretations they suggest.
Le partage en ligne de verbalisations de lectures de textes littéraires offre, au secondaire, une situation d’écriture spécifique à distinguer à la fois des usages extrascolaires des adolescents et d’autres activités scolaires d’écriture métatextuelle plus « traditionnelles ». Les écrits de lecteurs publiés sur des blogues ou des forums scolaires ont une double caractéristique : ils constituent des traces d’échanges collaboratifs et des textes verbalisant des lectures. Cette spécificité leur confère un intérêt pour la didactique de la littérature dans la mesure où elle rend visibles en même temps les transactions entre lecteurs et celles qui constituent la lecture2.
Cet article interroge les relations entre les dynamiques des échanges à distance et les évolutions des lectures verbalisées dans deux dispositifs hybrides3 différents conçus par des professeurs du secondaire français pour former des lecteurs de littérature. Plus précisément, nous nous demandons comment progressent, à travers des séquences de billets, les retours sur les réceptions ainsi que les propositions interprétatives.
Le propos sera organisé en trois temps. La présentation du cadre conceptuel précèdera les éclaircissements méthodologiques ; la troisième partie décrira et commentera les principales évolutions des expressions de lecture rendues visibles en ligne.
Des notions forgées dans le champ de la didactique de la littérature forment le cadre théorique principal pour appréhender les écrits asynchrones des lecteurs en développement. Avant d’en examiner les définitions, nous précisons celles des blogues et des forums scolaires.
Le grand dictionnaire terminologique (2017), accessible sur le site de l’Office québécois de la langue française, définit un blogue comme
[…] un site Web personnel tenu par un ou plusieurs blogueurs qui s’expriment librement et selon une certaine périodicité, sous la forme de billets ou d’articles, informatifs ou intimistes, datés, à la manière d’un journal de bord, signés et classés.
(Site consulté le 13/01/2017)
Ce dictionnaire retient pour le forum l’acception suivante : « Espace de discussion public, sur Internet, qui permet à un groupe de personnes d’échanger leurs opinions, leurs idées sur un sujet particulier, en direct ou en différé ».
La distinction entre le forum comme « espace de discussion » et le blogue comme espace de publication (« journal de bord ») n’est pas aussi nette pour les espaces numériques d’échanges entre élèves lecteurs que nous observons. Il s’agit plutôt d’espaces mixtes réunissant toujours des « groupes de personnes » et dans lesquels les billets se succèdent sans hiérarchisation entre un article (principal) et des commentaires, mais qui sont nettement plus textualisés que des notes d’opinion. Pour cette raison, nous conservons l’expression « blogue » (de classes) dans le sens générique en usage pour désigner un site ouvert par un enseignant. Pour autant, il est utile de distinguer au sein de ces espaces, ceux qui obligent à une activité éditoriale de disposition des textes avant publication (qui s’apparente à celle d’un blogueur) de ceux dans lesquels les contributions des élèves sont automatiquement archivées en fil. Nous réservons la dénomination de « forum » pour ce dernier cas.
Pour les études s’intéressant à la pragmatique des échanges asynchrones extrascolaires, les séquences de messages en ligne sur les forums s’envisagent comme un développement arborescent marqué par des ruptures thématiques et énonciatives. Marcoccia (2011) pointe même un véritable paradoxe pour les forums de discussion entre adolescents en avançant que ces dispositifs ne facilitent pas à priori les activités de discussion :
[…] en mettant en relation des inconnus, sans contexte partagé et sans contact visuel réciproque, et en n’offrant (sic) que la linéarité du fil de discussion comme support pour organiser les échanges, les forums peuvent poser de nombreux problèmes […] pour la cohérence des échanges.
(p. 8)
Cette conception le conduit à prêter intérêt aux « compétences communicatives » développées par les adolescents pour maintenir une communication à distance malgré la dispersion thématique et les changements d’interlocuteurs.
Les échanges entre lecteurs en contexte scolaire offrent certainement une unité et une cohérence beaucoup plus grande que les forums d’adolescents ; mais ils admettent (voire entrainent) aussi des croisements ou même des ruptures thématiques. Comme les échanges sont différés, tout intervenant peut choisir de répondre (explicitement ou en s’en inspirant) à n’importe quel billet du fil. Il ne serait donc pas possible de considérer les contributions comme de simples successions de textes clos sans ignorer la particularité de la communication asynchrone.
Pour pouvoir appréhender spécifiquement des situations de communication qui doivent leur existence à une finalité d’apprentissaged e la lecture de littérature, il est nécessaire de recourir aux théorisations de la réception forgées dans le champ de la didactique de la littérature.
Deux paradigmes décrivent conjointement la relation du lecteur au texte comme un mouvement d’association cumulative d’attitudes. Langlade (2006) définit la « lecture subjective » des fictions narratives comme un double élan de projection dans les représentations proposées par le texte et d’intégration personnelle de cette expérience. Le « sujet-lecteur » entretient une fusion de l’imagination et de la rationalité pour créer sa propre fiction à partir de celle que propose une œuvre. Dufays (20104 ; Dufays, Gemenne et Ledur, 20155) décrit la « lecture littéraire » comme une oscillation dialectique entre deux « modalités » attentionnelles. La « participation », d’une part, « cherche avant tout à saisir ce qui, dans le texte, estreprésentable » (Dufays, 2010, p. 176); la « distanciation », d’autre part, « saisit le sens comme une construction » (p. 181). Ces deux modalités ne se définissent pas comme des attitudes pures et exclusives, le lecteur pouvant les « cumuler au même moment » (p. 192).
Ces conceptions de la lecture ont conduit à porter une attention particulière aux verbalisations écrites et multimodales des lectures en tant que lieux où s’effectue la combinaison des attitudes rationnelle et affective ou encore des modalités participative et distanciée. Découlant directement du paradigme de la « lecture subjective », la notion de « texte du lecteur » fait référence à toute verbalisation orale ou écrite d’une « activité fictionnalisante » du lecteur (Mazauric, Fourtanier et Langlade, 2011) et plus spécifiquement aux expressions présentant de « profondes reconfigurations desœuvres » (Langlade, 2014, p. 49) dans des « forme[s] plus ou moins élaborée[s] » (p. 56). En s’appuyant sur la théorie de Dufays, Trouvé (2004) définit quant à lui le « texte de lecture » comme une création verbale interprétative thématisant des « interférences » entre les modalités participative et distanciée : le « texte de lecture » donne forme à « l’activité synthétique de la lecture littéraire » (p. 13).
Les notions de « texte de lecteur » et de « texte de lecture » se distinguent par conséquent selon la nature des misesen relation entre des expressions de modalités de lecture. La « reconfiguration » des œuvres effectuée dans un « texte de lecteur » exige une fusion de la participation et de la prise de distance alors que la reconstitution de leurs « interférences » dans un texte de lecture suppose leur articulation. Les deux notions ont en commun de concevoir la mise en langage comme un prolongement de l’expérience silencieuse et solitaire de lecture.
Ce cadre théorique permet donc d’aborder les contributions sur les blogues scolaires comme des reconstitutions de lectures en évolution à travers les échanges en différé. Il rend possible une catégorisation des énoncés produits en ligne suffisamment précise pour appréhender leur variété. Elle sera décrite dans le paragraphe suivant.
Pour pouvoir rendre compte des évolutions de lectures à travers les traces laissées par les échanges asynchrones dans le cadre de pratiques effectives (donc diverses) des échanges en ligne, il est nécessaire de mettre en perspective des indicateurs d’influences que les billets peuvent avoir les uns sur les autres et les manifestations des modalités de lecture dans l’écrit. Pour y parvenir, les analyses s’appuient sur une catégorisation spécifique des énoncés des lecteurs.
Elles se développent en trois phases :
1° Le repérage de la nature des interactions dans la séquence de billets à étudier. En situation de communication asynchrone, divers degrés d’interactivité peuvent être distingués. Un contributeur peut choisir de s’adresser à un ou plusieurs élèves particuliers et marquer fortement l’interlocution à travers des adresses et/ou la ponctuation par émoticônes (qui joue un rôle important dans le partage de lectures). Le plus souvent, les billets sont dépourvus d’adresses directes, car ils visent un interlocuteur potentiel, c’est-à-dire qu’ils invitent tout membre de la communauté à réagir. Les reprises de contenus de messages antérieurs, rarement ostensibles par des citations explicites, mais bien repérables, constituent alors une forme moins marquée d’interactivité. Enfin, la juxtaposition des textes faiblement en écho représentent le degré minimal d’interactivité. Ces configurations varient selon la situation (la consigne et son accompagnement ou le pilotage des échanges par l’enseignant), et parfois au cours d’un fil (long). Il importe de tenir compte de ce contexte communicationnel précis pour les analyses.
2° La catégorisation des énoncés faisant retour sur les lectures dans les contributions, selon des catégories spécifiques. La complémentarité des notions de « texte de lecture » et de « texte du lecteur » conduit à classer les écrits asynchrones selon la nature des associations de modalités exprimées. Les élèves produisent de nombreux « textes de lecteurs » d’un genre particulier puisque reconstituant essentiellement l’immersion fictionnelle ; soit ce que Jouve (1992) a défini comme le travail du « lisant » ou la part du lecteur participant à l’illusion référentielle. Nous appelons « textes de lisant » les reconstitutions de l’expérience de lecture fictionnelle. Précisons qu’elles sont nécessairement distanciées puisque, pour les écrire, les élèves doivent clarifier ou relier des mouvements de la subjectivité. Les « textes de lisant », très nombreux et variés, peuvent être répartis entre deux sous-catégories. Certains énoncés d’élèves se centrent sur la fiction, en sélectionnent et en relient des aspects à travers des paraphrases. D’autres énoncés décrivent directement les réactions6 du lecteur participatif en mentionnant des affects, des réactions esthétiques ou, bien souvent, une indication du sentiment de facilité/difficulté à entrer dans la fiction littéraire.
Les « textes de lisant » se distinguent des énoncés qui thématisent l’articulation des modalités de lecture dans des formes de « textes de lecture », que nous appelons « synthèses de la participation et de la distanciation ». Celles-ci présentent deux types : elles peuvent prendre appui sur une reconstitution de la participation pour interroger ou proposer des significations ou alors relier des éléments de lectures contextualisantes (apportés par exemple par le cours) à un mouvement de la subjectivité ressenti par le lecteur. Dans ce cas, l’acte de participation reconstitué dans le « texte de lecture » n’est pas présenté comme la conséquence de la seule expérience de lecture, mais apparait comme second parrapport à des connaissances littéraires.
3e L’identification systématique des similitudes entre les billets permet de reconstituer une évolution des lectures verbalisées à travers des échanges. Il s’agit alors de comparer les productions pour identifier finement les reprises et les apparitions de thèmes, d’isotopies ou de mots. Certains messages (les plus influents) sont traités comme des nœuds, à partir desquels on reconstitue des partages de lectures dans le flux des échanges.
Nous avons constitué un corpus de billets d’élèves pour chacun des deux dispositifs hybrides étudiés :
une séquence de 47 messages différents rédigés par des élèves de trois classes de seconde du 1er au 31 janvier 2014 dans le cadre d’une étude du roman de Zola Germinal. Les billets reviennent sur la lecture de la cinquième partie de l’œuvre ;
un ensemble de 31 éléments sur un tableau virtuel Padlet, partagés du 28 septembre 2014 au 26 mars 2015 à l’occasion de la lecture cursive du roman graphique Les Ombres7 de Zabus et Hippolyte.
Ces écrits asynchrones ont été produits dans deux lycées de la région parisienne, dans le cadre d’enseignements différents par leurs enjeux, leur progression et les outils retenus pour les partages à distance.
Dans un lycée recrutant dans les classes moyennes de la population française, l’enseignant A, qui a accompagné par le travail en ligne la lecture de Germinal avec ses classes de 2e, vise l’interprétation de l’œuvre ainsi que la connaissance de l’écriture naturaliste. Les travaux asynchrones préparent et prolongent les séances en classe qui s’appuient sur la projection ou la duplication de billets d’élèves préalablement repérés. Une même consigne d’écriture en ligne est reprise au fur et à mesure de l’avancée dans la lecture du roman. Elle demande : « rédigez un article critique sur la première, deuxième… partie de Germinal pour la rubrique “Lecture” d’un journal ». L’invention d’un « article critique » offre une situation d’écriture métatextuelle différente du commentaire littéraire traditionnel dans la mesure où elle incite à exprimer différentes réactions affectives ou esthétiques du lecteur ainsi que des propositions interprétatives personnelles.
L’enseignant A a configuré un forum qui affiche automatiquement la succession des messages dans l’ordre chronologique sur une surface déroulante. La figure 1 ci-dessous permet de voir comment cet outil rend sensible avant tout l’échange. À la suite de la consigne, les billets se succèdent en fil de « commentaires ».
L’enseignant B, dans un lycée fréquenté par des élèves de milieux défavorisés, a conduit au second niveau un projet de participation au « prix littéraire d’Île-de-France ». L’exploration de cinq ouvrages récents, dans le but de choisir celui auquel la classe donnera sa voix au moment du vote, s’est poursuivie pendant plusieurs mois, lors de séances hebdomadaires en salle équipée de postes informatiques. À chaque rencontre, un temps d’échanges à l’oral a précédé l’écriture de billets sur un tableau virtuel Padlet par livre ; les élèves pouvaient intervenir à propos d’un ou de plusieurs livres.
Ces écritures en ligne visaient un partage des (dés)intérêts et des (dé)plaisirs au cours des lectures, sans lien explicite avec des objets de savoir du cours de français. Les publications qui accompagnent la progression du travail en projet sont constituées successivement :
Les activités organisées par l’enseignant A pour le travail sur les murs virtuels ménagent différents passages de l’image à l’écrit : les vidéos « découvertes » sont commentées par des billets ; les premiers écrits de lecteurs amènent ensuite à construire une sorte de commentaire en image en photographiant la couverture. La succession des consignes révèle aussi l’attente d’une distanciation progressive : le partage des expériences de lecture dans des écrits libres doit laisser place à des écrits plus critiques, éventuellement interprétatifs.
L’espace numérique retenu par l’enseignant B privilégie la publication : son tableau virtuel Padlet n’est pas configuré en forum9 et il faut prendre connaissance des contenus pour comprendre que des billets se répondent. Les contributions sont mises en valeur par leurs dispositions relatives. Le mur est extensible en longueur et en largeur pour s’adapter au nombre et au volume des productions, mais l’extension est limitée, si bien qu’au moment d’écrire, l’élève doit réfléchir à la surface dont il a besoin ainsi qu’à la place de son billet. Le professeur redispose ensuite les contributions. La figure 2 ci-dessous laisse voir comment les billets peuvent se chevaucher sur le mur dédié au roman graphique Les Ombres (2015). L’observateur a spontanément tendance à parcourir les billets de haut en bas (de la phase de découverte à l’écriture critique), puis de gauche à droite (dans l’ordre chronologique des publications d’une même étape de travail). Les superpositions — gérées de manière à conserver une relative lisibilité10 — expriment le dépassement par le passage à un écrit plus distancié. La dernière consigne d’écriture précise explicitement que le « texte de critique littéraire prenant en compte ce qui s’est déjà dit sur le livre […] pourra recouvrir les messages antérieurs ».
Les publications sur le tableau virtuel Padlet montrent, à certaines phases du travail, des billets en écho (dans une configuration semblable à celle du forum de l’enseignant A) et, à d’autres, une quasi-conversation un peu à la manière d’un clavardage, riche en adresses interindividuelles. Les textes plus distanciés des derniers moments de travail ne présentent presque aucune manifestation d’interactivité (ils ont été écrits collaborativement, en équipes, et constituent des publications plus que des messages).
Pour les deux terrains, les espaces numériques ont gardé traces d’évolutions au sein des lectures verbalisées. Dans la mesure où la plupart des écrits des élèves sont conçus comme des messages visant à influencer les autres lecteurs (et à satisfaire le professeur), ils recombinent les verbalisations des différentes modalités de lecture.
La démarche d’analyse indiquée au paragraphe précédent a permis de reconstituer, à travers la diversité des billets et la (relative) dispersion thématique, des progrès de la réflexivité des lecteurs-scripteurs. Nous comparons les résultats des deux terrains en décrivant d’abord l’évolution des retours sur les réceptions, puis les cheminements qui conduisent à exprimer des interprétations.
En situation scolaire, verbaliser des réactions affectives ou esthétiques ne va pas de soi et peut susciter une gêne, voire une résistance chez les élèves11. Les analyses des échanges en ligne montrent que les deux situations de travail étudiées ont conduit les élèves à reconstituer diversement des expériences de lecture sur les espaces numériques.
Sur le forum de l’enseignant A, de nombreuses publications reviennent sur le choc provoqué chez le lecteur par les représentations outrées de la violence dans le chapitre de Germinal qui décrit l’errance destructrice et meurtrière des mineurs en grève. La scène des « vengeances » que « les femmes » exercent sur la dépouille de Maigrat, en particulier, est mentionnée avec dégout par un grand nombre d’élèves.
Des « textes de lisant » s’attachent à reconstituer des expériences participatives par la recherche de procédés expressifs. Les billets articulent souvent les paraphrases d’évènements fictionnels choisis à des notations de réactions du lecteur, comme dans l’exemple suivant : « nous n’avions jamais vu une telle détermination de la part des mineurs. Hennebeau fait appel à l’armée. On se barricade. Les mineurs hurlent leur faim. Personne n’obéissait à Etienne. » (3, M)12. La mention initiale d’un étonnement (« nous n’avions jamais vu ») suggère la force des réactions affectives du lecteur qui justifie le résumé des attitudes de personnages les plus marquantes (« personne n’obéissait à Etienne »).
Le fil des billets présente un enrichissement rapide des « textes de lisant ». Le billet 5, en particulier, avance une image efficace, qui rend la paraphrase encore plus expressive : « Le rendez-vous prévu à Jean-Bart qui avait pour but d’empêcher les mineurs de descendre dans la fosse a fini en marathon de destruction dans les fosses les plus proches » (5, Y). La trouvaille du « marathon de la destruction » inspire les billets ultérieurs qui la réemploient directement ou— ce qui se révèle encore plus productif — reprennent le procédé métaphorique. Les deux exemples suivants illustrent cette recherche d’expressivité par les images : « Les mineurs ne sont plus des hommes mais des animaux » (14, C) et « Les mineurs, telle une marée humaine, déferlent vers Jean-Bart et les autres mines » (20, A).
D’autres « textes de lisant » enrichissent la description plus directe de mouvements de la subjectivité du lecteur. Le billet suivant reconstitue un trouble partagé par la majorité des contributeurs : « Dans cette partie V, nous allons découvrir d’autres facettes, sombres, et violentes [de] ces [mineurs] qu’on trouvait tous attachant, touchant, gentils voir adorable (sic). » (15, J) Cette description d’une perturbation qui touche l’identification aux mineurs inspire d’autres élèves qui s’efforcent d’en préciser les caractéristiques. Ainsi, l’auteur du billet qui suit précise une forme particulière de perplexité : « Je ne peux plus dire si le camp des révolutionnaires est le camp des gentils ou non, il y a trop de violences » (23, S). Ici, S parvient à exposer (et à analyser) le trouble en pointant une tension entre l’adhésion aux valeurs représentées par les mineurs (les « gentils ») et l’irruption dans le nouveau chapitre des représentations de leur violence.
La recherche de précision dans les « textes de lisant » conduit parfois à établir des associations avec d’autres réceptions. Dans le billet qui suit, un élève puise dans sa mémoire d’auditeur de musique pour spécifier la nature de la violence représentée dans le roman :
Cette partie sonne à mes oreilles comme un morceau très violent et brouillon tout de même, comme un groupe de métal ou de punk qui n’aurait pas eu le temps de répéter ou de faire les balances avec la régie. Nous sentons le côté violent et nerveux.
(30, JB)
L’association avec le « métal ou le punk » ainsi que l’apparition des deux hyperonymes« violent et nerveux » traduisent un haut degré de réflexion. Le billet exprime la perception d’une dysharmonie travaillée tout en suggérant que la représentation de la violence pourrait répondre à une intention artistique.
Ce premier parcours dans le fil des échanges à propos de Germinal permet de saisir comment la situation de communication asynchrone est investie par les élèves pour enrichir et complexifier les retours sur la réception. La situation de communication incite à s’appuyer sur les billets d’autrui pour enrichir le fil; elle entre en synergie avec une consigne d’écriture métatextuelle inventive (il s’agit de faire parler un journaliste) pour entretenir les prises de recul sur l’expérience de lecture.
Sur le tableau virtuel Padlet Les Ombres, l’analyse fait apparaitre un mouvement de coordination des subjectivités. Le spublications qui décrivent la découverte du livre, de purs « textes de lisant », se font écho comme dans les deux billets suivants : « Je conseille vraiment à tout le monde de lire ce livre. Au début on pense que c’est un livre dessiné par des enfants mais en fait c’est vraiment bien fait. J’adore. : ) » (5, H)
Je le relirai ! c’est le livre qui m’a le plus plu. C’est un livre intéressant qui emporte beaucoup le lecteur et qui donne énormément envie de le continuer même quand il est terminé. On a envie de rester dans l’histoire et d’imaginer une suite […] Au départ on n’imagine pas que le livre serait tant intéressant mais après avoir lu, on ne regrette pas.
(9, R)
Le billet 5 souligne l’infléchissement du jugement de goût (« au début/ mais en fait ») pour inviter au partage d’une découverte dont le plaisir est souligné par une émoticône. Il trouve une résonance, jusque dans sa structure concessive, dans le billet 9 (« au départ mais après avoir lu »). Encore plus détaillé, celui-ci propose une véritable analyse d’une expérience participative alliant la captation (« un livre qui emporte ») à un désir d’entretien d’une immersion (« donne énormément envie de continuer même quand il est terminé »). En promettant conjointement le plaisir de la lecture, ces deux témoignages donnent le ton des contributions sur ce mur. D’autres lecteurs manifestent leur adhésion au jugement initié par H et R; parfois de manière appuyée, comme dans ce billet : « Lorsque j’ai vu la couverture du livre et l’odeur, je commencé (sic) à le lire et j’ai tout de suite été plongé dedans sans pouvoir m’arrêter […] Je l’ai lu en 1h le jour même où on me l’a passé » (7, M).
Sur les deux terrains étudiés, les espaces numériques ont favorisé l’enrichissement des expressions de réception. Leur partage a conduit à préciser des mouvements de la subjectivité par la mise en relation des réactions, certains billets explorant précisément un parcours du lecteur impliqué. Le classement des messages dans une forme de succession respectant la temporalité des échanges (plus nette sur le forum, mais perceptible aussi sur le mur Padlet) permet aux élèves de disposer d’un stock de contenus et d’images tout en les incitant à l’enrichir.
Confrontons maintenant les manifestations de l’interprétation sur le forum et le tableau virtuel Padlet
Les échanges en forum à propos du chapitre V de Germinal conduisent à différentes « synthèses de la participation et de la distanciation » interprétatives à partir d’interrogations portant sur la représentation de la violence dans le chapitre. C’est essentiellement après le 10e billet que les verbalisations interprétatives se diffusent.
La diversification des propositions interprétatives s’appuie sur les verbalisations de la réception impliquée. Les élèves verbalisent essentiellement trois interprétations différentes selon les cheminements suivants :
Dans l’ensemble du fil, on ne trouve qu’un seul cas de lecture contextualisante en appui sur des connaissances littéraires, dans le billet 2 : « Etienne, rattrapé par l’hérédité des Macquart, trouve refuge dans l’alcool. Tout se dégrade et on pressent qu’aucune négociation ne sera possible » (2, N).
Dans le cas du forum, l’asynchronicité favorise les précisions interprétatives. Les participants à un fil maintenu en activité pendant un mois (voir p. 5) peuvent revenir en différé sur une proposition interprétative. La lecture axiologique avancée d’emblée par le premier billet, par exemple, sera reprise telle quelle au billet 15 (publié cinq jours après le billet 1) : « Aurions- nous été parmi ceux qui résistent ou parmi ceux qui cèdent ? » (15, J). Plus tard encore, des contributeurs s’efforcent de l’enrichir comme dans le billet suivant (12 jours après le billet 1) :
Le lecteur se fait cette réflexion : Quel camp aurais-je choisi ? Aurais-je été parmi ceux qui persistent ou parmi ceux qui abandonnent ? Est-ce une honte d’essayer de lutter, de survivre contre la faim ? Est-ce une honte de croire aux promesses ?
(33, V)
Dans ce billet, V complexifie la lecture morale en explorant les raisons de l’abandon chez ceux qui ne « résistent » pas. Les deux questions rhétoriques incitent à considérer les attitudes des divers personnages de manière plus nuancée.
Sur le tableau virtuel Padlet Les Ombres, on observe, après l’étape de la découverte (dans la partie supérieure du mur), une évolution nette des contributions vers des « synthèses de la participation et de la distanciation » à partir d’interrogations sur le sens ou les effets de certains épisodes. Plusieurs billets reviennent sur la fin du roman graphique ; par exemple :« un livre intéressant mais à la fin très mystérieux! Je voudrais savoir si à la fin il finira par accéder au nouveau monde ? » (10, L). La question de L traduit une hésitation provoquée par la fin ouverte ainsi que l’espoir que le personnage de l’Exilé, auquel le lecteur s’est attaché (voir la note V), finira, au terme de son odyssée migratoire, par accéder àune Europe (le « nouveau monde ») représentée comme une forteresse.
L’exploration des incertitudes ménagées par les dernières pages conduit deux élèves à publier une brève vidéo intitulée « La fin des Ombres » (11, L et M). Cette création propose un commentaire en voix off des dernières vignettes de la BD, filmées une par une grâce à un cache (comme le montre la figure 3). Les images commentées représentent le fonctionnaire du « nouveau monde » entreprenant de classer le dossier de l’Exilé dans une armoire. Un plan large fait ensuite apparaitre l’extérieur de la pièce et montre les pages du dossier s’échappant par une fente au fond de l’armoire pour s’éparpiller dans une décharge.
Le commentaire oral enregistré par les élèves organise un échange entre deux lecteurs participatifs (L et M) qui paraphrasent les images tout en confrontant leurs réactions : « L : l’homme ouvre ses tiroirs […] ça m’intrigue […] M : c’est comme un signe de mort/il ne va jamais y aller » (transcription du fichier vidéo « La fin des Ombres »).
Le dialogue reconstitue une divergence : L se centre sur ce qui peut advenir du personnage et, en exprimant sa réaction « intriguée », se positionne en lecteur attentif au suspense. M, quant à lui, se montre sensible au tragique de cette fin. Il refuse l’alternative narrative qui mobilise L pour affirmer sa certitude que le but du personnage ne sera pas atteint (« il ne va jamais y aller »). Il appuie sa lecture sur son analyse des images; selon lui, classer le dossier « c’est comme un signe de mort ». Cette publication constitue une intéressante forme de « synthèse de la participation et de la distanciation » (analytique et interprétative) : la multimodalité est bien exploitée pour dérouler un commentaire interprétatif et subjectif (sous forme d’un petit débat) à partir d’une reconstitution visuelle de la fiction.
L’absence de reprise et de prolongement de cette recherche de significations invite à interroger une limite du dispositif du projet. Postérieurement à la vidéo « La fin des Ombres », la rencontre avec les auteurs a apporté aux élèves de nombreuses informations sur les intentions artistiques et les processus de création des différents livres (le déroulement des activités est précisé à la p. 7). Les publications qui suivent cette rencontre s’attachent donc beaucoup plus à rappeler des significations exposées par les auteurs qu’à interroger l’ouvrage et les réactions ou les hypothèses des différents lecteurs. M, en particulier, a trouvé dans les propos de Zabus, l’auteur du scénario, de quoi confirmer son interprétation: « Grâce à l’explication de Zabus […] on sait maintenant que la fin de l’histoire signifie que toute l’histoire del’immigré sera totalement oubliée » (14, M). Ce billet a été disposé par-dessus ceux qui le précèdent par son rédacteur qui semble considérer la lecture interprétative qu’il exprime comme définitive (« on sait que la fin de l’histoire signifie »). La parole des auteurs a fait autorité; aucune publication ne cherche ensuite à réinterroger des significations.
En outre, les demandent de publications construites et distanciées sur le mur, comme « dire en quoi [la] rencontre [avec les auteurs] a changé [une] vision du livre » ou écrire « un texte de critique littéraire prenant en compte ce qui s’est déjà dit sur le livre », ont conduit majoritairement à des écritures explicatives cherchant à confirmer les intentions d’auteurs.
Les verbalisations interprétatives se diffusent de manières différentes dans les deux corpus. À partir d’un (micro-) débat reconstitué sur le tableau virtuel Padlet; par des reprises enrichissantes et des ajouts sur le forum. Dans les deux situations, cependant, l’effort de diversification des significations ne se développe pas vraiment et ne connait pas de relances.
Les analyses ont pu reconstituer des évolutions des lectures verbalisées en ligne dans les deux situations étudiées. Les échanges asynchrones écrits en contexte scolaire gardent des traces des évolutions des lectures suffisamment précises pour rendre possible la distinction des progressions propres à chacun des deux corpus.
Les configurations des espaces numériques, les consignes (laissant place à l’écriture inventive) comme l’entretien des échanges pendant une certaine durée, ont favorisé avant tout un enrichissement des reconstitutions de la participation. Dans une certaine mesure, les partages en ligne ont conduit à la construction d’interprétations, dès lors que les contributeurs parviennent à thématiser de manière fine leurs réceptions et à généraliser à partir des représentations et affects du lecteur impliqué.
Sur le forum, la variété de retours sur les lectures d’un chapitre particulièrement cru du roman de Zola a conduit à mettre en relation des réactions de lecteurs avec certains aspects du texte pour ouvrir à des interprétations subjectives. Les publications du tableau virtuel Padlet ont favorisé une coordination des gouts, puis la mise en scène de divergences entre des lecteurs partageant l’adhésion à un roman graphique poétique et émouvant.
L’étude limitée à deux terrains ne prétend pas à la généralisation. Elle indique cependant que le partage de verbalisations de la participation en ligne constitue une situation problème féconde que l’École aurait avantage à exploiter. Donner cohérence aux ressentis, cordonner des retours sur les expériences participatives sans renoncer à sa propre réception impliquent des compétences souvent ignorées en contexte scolaire et pourtant fortement connectées à l’effort herméneutique.
Les résultats conduisent en outre à questionner plus précisément les modalités d’entretien d’un véritable effort interprétatif dans les échanges asynchrones. Sur les deux terrains, les partages en ligne ont plutôt favorisé les reprises des contenus jugés intéressants. Cette tendance a soutenu les enrichissements des jugements de gout ou les expressions de réactions, mais elle a pu aussi limiter la pluralisation des significations proposées.
Des interventions professorales en ligne et en classe permettant de réguler des échanges asynchrones pour les rendre favorables à l’effort interprétatif semblent nécessaires. L’élaboration de gestes didactiques adaptés au contexte discursif particulier des blogues et des forums constitue un champ de questionnement et d’expérimentation.
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