Nous nous intéressons ici à la place du genre dans les pratiques translittéraciques juvéniles, au sein d’un environnement informationnel mettant en jeu les imaginaires des acteurs en matière d’information et de communication, et la valeur attribuée aux objets et outils info- communicationnels. Nous analyserons tout d’abord l’impact du genre sur les conditions d’usages des outils numériques en contextes formel et non formel. Nous interrogerons ensuite les sentiments d’expertise en matière d’utilisation du numérique au prisme du genre. Enfin, nous adopterons une focale sur la figure du geek, laquelle nous renseigne grandement sur les perceptions genrées de l’appétence adolescente pour le numérique, et permet au-delà de pointer des risques d’inégalités liées aux appréhensions genrées.
In this article, we focus on the place of gender in transliteracy practices performed by youth. Within an information environment involving the imaginary actors in information and communication. First we analyze the impact of gender on the conditions of use of digital tools in formal and informal contexts. Then we examine the feelings of expertise in the digital use. Finally, we focus on the figure of geek, which greatly informs us of gendered perceptions of teenagers attraction for digital and allows point beyond the risks of inequalities related to gender- specific concerns.
Peut-on aborder les pratiques informationnelles et communicationnelles sans croiser la question du genre ? De toute évidence, non. Chercheuse en sciences de l’information et de la communication, nous nous efforçons, depuis plusieurs années, de documenter les pratiques informationnelles d’adolescents rencontrés dans des établissements scolaires, et compris non pas exclusivement comme élèves, mais bien comme êtres sociaux, aux prises avec des réalités quotidiennes et académiques complexes (Cordier, 2015a).
Dans cette volonté qui est la nôtre de comprendre ces pratiques pour mieux les accompagner et les soutenir, nous abordons les pratiques en lien avec les imaginaires déployés sur l’activité informationnelle, mais également sur les outils d’information-communication et l’information au sens large. Les imaginaires des rôles sociaux interviennent également avec force dans les discours des acteurs de nos études, ce qui impose notamment de prendre en compte l’impact du genre sur les pratiques et attitudes observées.
Mettre en perspective l’interrelation entre pratiques et imaginaires permet, selon nous, de donner de l’épaisseur au comportement des acteurs face à l’information, à leurs pratiques, trop souvent vues comme purement procédurales ou impensées (Cordier, 2015b). Plus précisément, nous adoptons globalement la définition des pratiques informationnelles élaborée par Madjid Ihadjadene et Stéphane Chaudiron, à savoir « la manière dont l’ensemble des dispositifs (techniques comme les logiciels ou non comme les bibliothèques), des sources (en particulier d’informations mais aussi les ressources humaines), des compétences cognitives et habiletés informationnelles sont effectivement mobilisées dans les différentes situations de production, de recherche et de traitement de l’information » (Ihadjadene et Chaudiron, 2009). La pratique a ceci de riche pour qui s’intéresse aux parcours informationnels des acteurs, qu’elle s’exerce au quotidien, inscrite dans une dialectique de l’action et de la théorie (Gardiès, Fabre et Couzinet, 2010), mais également souvent dans une logique de braconnage par laquelle les acteurs se réapproprient un espace organisé (De Certeau, 2004). Quant à l’imaginaire, dans notre perspective, il s’agit d’une notion éminemment positive, non pas considérée comme un engendrement de leurres affectant les individus en excitant des croyances sans fondement, mais bien comme un vivier pour « féconder le réel » (Enriquez, 1992, p. 26). Ainsi, modestement, nous nous inscrivons dans les pas de Paul Ricœur, entendant l’imaginaire comme une redescription de la réalité rendue possible par cette « poétique de l’action sociale » mise en lumière par le philosophe (Ricœur, 1997). L’imaginaire apparaît alors comme une composante de la faculté d’agir, qui rend l’action possible et intelligible. Attirons de surcroît l’attention sur le fait que l’imaginaire a une visée cognitive (Wunenburger, 2003), ce qui le rend convocable en cas de défaillance du savoir, venant au secours de l’acteur pour appréhender la réalité. Face à la complexité de cette notion, nous prenons garde de déployer un dispositif méthodologique favorisant la saisie des imaginaires au-delà des modes déclaratifs, ce qui suppose la recherche d’imaginaires en action, d’imaginaires factuels, lesquels se traduisent par des postures (importance du corps, de la place occupée dans le monde), des gestes, ainsi que des interactions interpersonnelles.
Se soucier de l’interrelation entre pratiques et imaginaires, c’est aussi accepter la part d’émotion dans l’activité informationnelle et considérer ce ressenti émotionnel comme facteur, si ce n’est déclencheur parfois, au moins déterminant et fondamental du processus d’appréhension pragmatique et conceptuelle du monde, d’autrui, de l’environnement et de l’outil informationnels. En ce sens, le concept d’imaginaire collectif est tout à fait pertinent pour nos travaux, en ce qu’il est lié à la vision d’un groupe comme « en soi […], contenant à l’intérieur duquel se produit une circulation fantasmatique et identificatoire entre les membres du groupe » (Giust-Desprairies, 2003). Cette dimension groupale est d’autant plus essentielle lorsqu’on considère les pratiques informationnelles des adolescents, ceux-ci étant inscrits dans des réseaux de sociabilités et de socialisations très marqués.
Cette dialectique entre logiques individuelles et logiques sociales apparaît tout à fait prégnante avec les dispositifs d’information-communication incitant au déploiement de compétences translittéraciques. La translittéracie a été définie, par l’équipe de la chercheuse britannique Sue Thomas, en 2007, comme « the ability to read, write and interact across a range of platforms, tools and media from signing and orality through handwriting, print, TV, radio and film, to digital social networks » (Thomas et al., 2007). La convergence médiatique à l’œuvre de nos jours incite plusieurs chercheurs français en sciences de l’information et de la communication à travailler ce concept, et son acception à la fois épistémologique et sociale. Parmi eux, Vincent Liquète, qui attire notre attention sur le préfixe « trans », lequel, selon lui, désigne tout à la fois : transversalité des compétences et connaissances communes aux contextes info- communicationnels ; transformation des situations informationnelles par des pratiques et des processus personnels ; transition de la vision d’une connaissance individuelle à une connaissance partagée, collective ; transgression des normes/standards académiques (Liquète, 2012).
La translittéracie n’est ainsi pas du tout synonyme de littératie numérique — amalgame souvent commis —, elle permet au-delà de penser la convergence, autant dans la sphère scolaire que dans la sphère domestique, de trois domaines principaux : la culture de l’information, la culture médiatique, et l’informatique (Serres, 2012). Ces trois cultures reposent aujourd’hui logiquement sur le déploiement d’activités fortement instrumentées, ce qui fait intervenir dans les questionnements l’imaginaire de la technique auquel nous sommes particulièrement sensibles. Or, comme le faisait déjà remarquer, en 2003, Josiane Joüet : « La technologie en soi n’a certes pas de sexe mais […] sa construction sociale est éminemment masculine » (Jouët, 2003,p 60). Il ne s’agit donc pas de balayer la question du genre d’un revers de main (« Ce n’est pas une question de genre ! », affirme l’institut de sondage Ipsos (2014), en brandissant des taux d’équipement technique équivalents entre filles et garçons. Entre accès et appropriation, le chemin peut être long, et l’équipement ne dit absolument rien des usages réels et des pratiques effectives des outils par les individus. En outre, la définition de la translittéracie à laquelle nous adhérons invite à nous emparer de la question des transferts entre domaines d’apprentissage formels (académiques) et non formels (non validés par l’institution scolaire, sphère domestique et familière), ainsi que des ponts — cognitifs, de pratiques et d’imaginaires — entre les cadres d’usage des acteurs.
Notre intérêt pour le concept d’imaginaires nous conduit à analyser la pratique informationnelle en questionnant précisément la relation à la technologie : les imaginaires qui sous-tendent l’activité informationnelle sont marqués par l’imaginaire de la technique, dimension supplémentaire de l’imaginaire. À la suite de Patrice Flichy, nous pensons qu’il est impossible de
« concevoir ou utiliser une technique sans se la représenter » (Flichy, 2001), et que l’étude des pratiques informationnelles, translittéraciques ici, doit impérieusement être enrichie d’une saisie des imaginaires, de l’information et de la technique. Sur ce point, une précaution s’impose : il serait réducteur de considérer l’imaginaire des techniques comme un face-à-face entre innovateurs et utilisateurs potentiels : le processus comprend de multiples médiations, parmi lesquelles les discours d’encadrement sur la société de l’information (Musso, 2007) ou encore les discours sociaux autour d’une « génération hyper-connectée » (Cordier, 2015a, 2015b).
Nous allons donc tenter de penser plus précisément la place du genre dans des pratiques translittéraciques juvéniles, en nous appuyant sur des données issues d’investigations de terrain et, plus particulièrement, pour cette publication de trois enquêtes :
L’ensemble de ces recherches est mené dans le cadre d’une approche sociale de l’information. Ce qui nous intéresse, c’est le sens que les acteurs donnent à leurs pratiques, mais aussi aux réalités sociales avec lesquelles ils sont aux prises dans des situations quotidiennes, qui peuvent être à la fois considérées comme ancrées dans des contextes formels, académiques, et des contextes non formels. La considération de multiples terrains, abordés selon des méthodologies qualitatives croisées, nous semble pertinente pour aborder le plus finement possible la complexité des pratiques et des imaginaires des acteurs.
Si, dans l’ensemble de ces études, la problématique de recherche n’a pas été construite autour de la question du genre, celle-ci a été pensée comme l’un des critères saillants pour mettre en lumière, en évidence ou en tension, selon les cas, des phénomènes. Nous proposons ici de nourrir la réflexion sur la prise en compte du genre dans les recherches portant sur les pratiques translittéraciques, au sein d’un environnement informationnel riche impliquant des conditions d’usages déterminantes, et mettant en jeu les imaginaires des acteurs à propos de leur expertise (supposée, déclarée, exigée…) en matière d’information et de communication, et la valeur attribuée aux objets et outils info-communicationnels. Ce sont donc moins des situations translittéraciques en tant que telles que nous allons pouvoir analyser ici, que l’appréhension de ces situations par les différents acteurs.
Nous analyserons tout d’abord l’impact du genre sur les conditions d’usage des outils numériques en contextes formel et non formel. Nous interrogerons ensuite les sentiments d’expertise en matière d’utilisation du numérique au prisme du genre. Enfin, nous adopterons une focale sur la figure du geek, laquelle nous renseigne grandement sur les perceptions genrées de l’appétence adolescente pour le numérique. Particulièrement féconde pour mettre en lumière le lien entre imaginaires — individuels et collectifs — et pratiques numériques, cette focale se révèle instructive et permet, au-delà, de pointer des risques d’inégalités liées aux appréhensions genrées.
La pluralité des contextes sociaux dans laquelle est amené à évoluer tout individu engendre une grande hétérogénéité des expériences socialisatrices, ce qui sous-tend la théorie de « l’acteur pluriel » développée par Bernard Lahire (2007). Saisir la pluralité interne des acteurs suppose de considérer les multiples univers sociaux dans lesquels ils sont amenés à s’engager et à construire
— et convoquer — des répertoires de pratiques et d’habitudes divers. D’où notre souci de considérer les acteurs dans leurs statuts à la fois intimes, sociaux et académiques, les « jeunes » étant ainsi des « enfants de » (et, selon notre sujet de cette contribution, des fils ou filles de, ce qui, nous allons le voir plus loin, n’est pas anodin), des « adolescents » appartenant à une génération liée par des pratiques notamment culturelles, ainsi que des traits sociologiques (Galland, 2011), et des « élèves » inscrits dans un cadre formel d’apprentissage académiquement défini et évalué. Il s’agit, par ce regard sur l’acteur pluriel, de reconnaître aussi avec force la légitimité des apprentissages du quotidien, celui-ci permettant l’exploration d’espaces sociaux qui sont « des ressources importantes pour comprendre l’organisation de nos vies sociales et y développer de nouveaux savoirs » (Brougère et Ulmann, 2009, p. 14).
Au gré de nos analyses, il apparaît que le genre, allié aux rapports de classes, constitue un marqueur sociologique fort dans la relation entretenue par les jeunes interrogé-e-s avec les outils numériques, et qui intervient au cœur même du domicile et de l’organisation de la vie de famille. En outre, lors de travaux mixtes dans le cadre scolaire, les usages préférentiels semblent différer selon le genre, révélant des modes d’appropriation et de réécriture de l’information distincts. Nous allons toutefois voir combien le terme « préférentiel » apparaît sujet à caution ici, tant il nous semble qu’un processus d’incorporation des normes et des valeurs genrées sous-tend les déclarations et pratiques des adolescent-e-s rencontré-e-s.
En interrogeant les collégiens sur les usages d’Internet à domicile, le genre s’est en quelque sorte imposé à nous d’emblée. En effet, au sein de l’échantillon d’élèves interrogé appartenant au collège le plus défavorisé sociologiquement (« collège C »), si les régulations à la maison de l’usage d’Internet se font comme dans les deux autres collèges de manière orale, elles ne se font plus seulement en fonction du seul emploi du temps scolaire de l’adolescent-e. Il s’agit aussi de tenir compte des impératifs liés à la gestion de la vie, notamment matérielle, de la famille en général.
Concrètement, avant de lui donner l’autorisation d’aller sur Internet, les parents de Soumia (11 ans) vérifient que les devoirs sont appris et les leçons révisées, ainsi, que soit acquittée la réalisation de la tâche ménagère prévue chaque semaine pour chaque enfant de la famille (que des filles). Comme Soumia, Camille (11 ans) doit s’acquitter de certaines tâches jugées essentielles pour la collectivité familiale (comme le ménage de la maison) avant de penser à s’adonner à ce loisir constitué par Internet. Nous pouvons affirmer qu’il s’agit là de tendances collectives et plurielles, liées au genre féminin : ce sont exclusivement des filles qui ont fait part de cette utilisation d’Internet régulée au sein du domicile familial en fonction des tâches ménagères à destination de la collectivité. Toutes les filles du collège C interrogées ont évoqué ce système de régulation :
Laura : « Des fois, il y a plus important à faire, comme nettoyer par terre ou bien faire la vaisselle »
Océane : « Des fois, il y a le ménage à faire, donc j’ai pas toujours le temps [d’aller sur Internet] » Mélissa : « Des fois, j’ai aussi des choses à faire pour la maison comme aider ma mère, elle travaille, elle fait tout à la maison, alors je dois la soulager. Internet, c’est après, c’est du loisir, hein ! »
Allié au marqueur social, le genre entre donc clairement en compte dans la relation au numérique, dès l’environnement informationnel familial considéré. Il semble également jouer un rôle dans les usages préférentiels déclarés ou adoptés par les adolescent-e-s et la relation aux supports de recherche.
Nos observations rejoignent tout à fait les nombreuses études quantitatives d’usages en ce qui concerne l’attirance des filles — collégiennes comme lycéennes — pour les réseaux sociaux, et le versant communicationnel de l’outil numérique. Mélissa, élève en 6ème, raconte combien il est important, pour la socialisation entre filles, de suivre régulièrement les comptes et les « blogues des copines » pour pouvoir en discuter à la récréation, apporter ses commentaires, son point de vue ; autant d’éléments qui permettent de se positionner dans le groupe de filles, et d’y être reconnue. Au contraire, les garçons évoquent moins souvent cet aspect communicationnel, et aiment davantage à exposer le plaisir qu’ils ressentent à manipuler des logiciels, révélant un attrait pour ce qui relève de la technique numérique.
Doit-on y voir un lien de cause à effet ? Lors de situations informationnelles scolaires, quand le groupe de travail constitué est mixte et que des documents imprimés et numériques sont utilisés conjointement, ce sont systématiquement les filles qui travaillent sur le support papier, et les garçons sur le numérique. Dans la mesure où nous faisons part ici de données qualitatives, donc nécessairement restreintes, nous ne souhaitons pas généraliser à outrance, mais c’est un fait au vu de nos observations de terrain, en lycée comme en collège.
Les adolescents, filles et garçons, n’ont apparemment pas conscience de cette répartition littéracique genrée. Interrogés, ils parlent de concours de circonstances. Tout au plus, Déborah, élève de 1ère Économique et Sociale, ajoute-t-elle en parlant de Flavien, son partenaire de groupe :
« Il préfère faire sur Internet, je le sais, alors je le laisse faire. AC : Et toi, tu préfères chercher sur papier ?
Réponse de Déborah : Boh, pas vraiment, mais faut bien que quelqu’un le fasse ! (rires) ».
Autre exemple : le groupe composé par Reynald, Lisa et Pierre, élèves en classe de Terminale Littéraire, qui travaillent ensemble sur la réalisation d’un carnet de voyage numérique. Tous les trois sont membres de l’option Cinéma du lycée, et ont une maîtrise technique des outils de montage importante (et évaluée comme telle par les enseignants responsables de cet enseignement). Toutefois, lors de la répartition des tâches, Lisa se voit confier la réalisation du script et l’application de la voix off sur le film, alors que les garçons s’attellent à l’élaboration technique du produit. Interrogée sur cette répartition des tâches, Lisa questionne à peine celle-ci, comme si elle avait elle-même pleinement incorporé cette répartition genrée : « C’est vrai, c’est toujours moi qui fais l’écrit sur papier, alors que je sais faire les montages et j’aime bien, hein. Mais bon… Les garçons, faut qu’ils touchent, hein, la technique ça leur fait plaisir ! (rires) ».
Cette intériorisation des stéréotypes de genre par les adolescentes elles-mêmes est frappante, quel que soit le niveau de scolarité et de maîtrise en relation avec l’information et le numérique possédé. Amélie, 16 ans, anticipe aussi le besoin de « faire plaisir aux garçons » en répartissant les tâches au sein du groupe de recherche qu’elle constitue avec Thomas et Kévin : « Moi, je prends Télérama, eux ça va les gonfler, et puis je sais que ça leur fait plaisir d’être sur l’ordi, alors… ». À aucun moment les garçons, de quelque niveau que ce soit, n’ont commenté ou questionné les répartitions littéraciques, comme si pour eux aussi cette répartition allait de soi.
Il nous semble évident que cette répartition littéracique genrée est importante à conscientiser de manière à travailler sur les stéréotypes qui y sont liés. En s’effaçant systématiquement lors de l’utilisation d’outils numériques, les filles s’impliquent moins dans l’exploitation de ces outils, et donc, vivent en situations informationnelles scolaires moins d’expériences informationnelles capitalisables pour développer un potentiel informationnel (Yoon, 2008).
Ce constat d’une répartition littéracique genrée nous amène à entrer plus en profondeur dans l’évaluation de leurs pratiques numériques par les acteurs eux-mêmes. Analysons désormais la différenciation des sentiments d’expertise exprimés, en relation avec les outils d’information et de communication et, plus précisément encore, en matière de maîtrise technique, car c’est sur cela que porte le sentiment d’expertise des adolescent-e-s ; très peu commentent ou revendiquent un sentiment d’expertise en matière d’analyse de l’information, par exemple. Nous nous attacherons ici à prendre en compte le statut de « l’expert » (déclaré, ressenti) au sein d’un groupe, tout particulièrement, évidemment, lorsque ce groupe est mixte. Notons que nous parlons bien de sentiment d’expertise et non d’expertise en tant que telle ; dans notre perspective scientifique (les liens entre imaginaires et pratiques), nous intéresse moins l’expertise objective, objectivable, des acteurs, que les représentations qu’ils ont de leur propre expertise, ou de celle des autres.
En collège comme en lycée, nous avons rencontré plusieurs adolescent-e-s qui se déclarent « non expert-e-s » ou « peu expert-e-s » en matière d’information et de communication sur Internet, tranchant avec le dogme du digital native ou de la génération numérique (Cordier, 2015a). Parmi ces élèves qui avouent un déficit de compétences ou de connaissances en matière de numérique, la majorité (écrasante) sont des filles, qui confient manquer de maîtrise technique. Armelle, lycéenne de 17 ans, grande utilisatrice des réseaux sociaux, ultra-connectée, le dit : « C’est pas parce que j’ai un iPhone que je suis calée ». Elle exprime son désarroi face à l’utilisation technique de l’outil numérique, à l’exploitation de logiciels de montage notamment, tout comme Kelly, 18 ans : « Bon, je suis sur Snap3, Facebook, et tout ça, mais après, faut pas me demander d’en savoir plus, hein, j’utilise, ça marche, je suis contente, ça marche pas, au secours ! (rires) ». Beaucoup plus rares sont les garçons à avouer un manque d’expertise technique, et lorsqu’ils le font, c’est de manière confidentielle : ils chuchotent, nous prennent à part pour « [nous] expliquer entre nous », pour reprendre les termes de Olivier, 11 ans. Ils en conçoivent, au vu du discours qu’ils tiennent, un certain malaise, le sentiment de ne pas être à la hauteur. Les filles aussi avouent ce sentiment, mais dans une moindre mesure, et seulement lorsqu’elles sont directement confrontées à la difficulté technique. Ainsi, Armelle, prise en « flagrant délit de nullité » lors d’une observation située en classe, prend de la distance : « Bon, là, ça me dérange parce que le prof nous demande d’utiliser ça et je suis coincée. Mais non, sinon, dans la vie en général, je m’en fiche, c’est pas grave, j’en ai pas spécialement besoin, je « chat », je vais sur Facebook, bref ça va, quoi ». Geoffrey, dans la même classe que la jeune fille, n’est pas aussi serein face à cette situation : « C’est un problème quotidien, oui, je sais pas me débrouiller, j’ai du mal avec les logiciels, les autres [il désigne un groupe, dit « expert », de quatre garçons situés à la table voisine] ils sont méga à l’aise, et moi je suis à la traîne […]. Non, bien sûr j’utilise pas ces logiciels tous les jours, mais je suis nul tous les jours quand même ! ».
On le voit, Geoffrey, comme les autres garçons interrogés lors de nos recherches, effectue un lien fort entre maîtrise technique et valorisation de soi, de son expertise, là où les filles semblent porter une attention moindre à cette question de la performance technique. Elles font d’ailleurs preuve d’un langage technique beaucoup moins développé que les garçons, qui le manipulent plus aisément, et de manière surtout plus démonstrative, le vocabulaire technique (processeur, système d’exploitation, plug-in, etc.).
Cette maîtrise du vocabulaire technique par les garçons (à bien différencier — nous tenons à insister — d’une maîtrise conceptuelle) s’explique non seulement de manière logique en lien avec les usages des outils info-communicationnels qu’ils développent, mais aussi en ce qu’elle est un facteur de (dé)monstration de leur expertise. Pierre Tap, dans un ouvrage qui a fait date dans les années 1980, signale combien le rapport à la technologie remonte à la jeune enfance : les garçons, selon lui, sont initiés à la découverte et à la manipulation des outils, appelés à se familiariser à un vocable et un fonctionnement (ce que nous avons tendance à qualifier partiellement de « culture technique »), alors que les filles ne sont pas initiées à la manipulation des outils techniques (Tap, 1985). Dès lors les garçons témoignent d’une appropriation du langage technique plus importante, ce qui est fondamental dans la construction du sentiment d’expertise et dans l’appropriation des outils : nous pensons à l’apport sur ce point des travaux de Margaret Lowe Benston, analysant les technologies comme des artefacts langagiers, démontrant que l’acculturation aux technologies passe par leur langage (Lowe Benston, 1998).
C’est d’ailleurs avant tout par le langage, et non par la pratique observée, que l’on décèle, en tant que chercheur-e de terrain, l’acteur se positionnant comme expert d’un outil, d’un mode d’analyse de l’information, ou encore d’une démarche d’écriture. L’expert fait état haut et fort de sa maîtrise technique, de son aisance avec l’outil, de son plaisir aussi à en connaître toujours davantage. Les comportements des experts diffèrent cependant selon le genre, de manière très nette, au vu des observations que nous avons pu faire. Leurs comportements, mais aussi la considération dont ils jouissent aux yeux des autres.
Ainsi, lorsque plusieurs filles sont expertes en technique numérique, elles ne se regroupent pas au sein d’un groupe de travail commun. L’expertise est vécue de manière solitaire chez les filles, qui ne la brandissent que rarement comme argument de valorisation sociale. À l’inverse, les garçons experts apprécient de se retrouver entre eux, se regroupant généralement. Lorsque plusieurs groupes d’experts masculins sont constitués dans la classe, ceux-ci ont tendance à s’opposer, les garçons érigés en experts (par les autres ou par eux-mêmes) cherchant à faire la démonstration de leur expertise. On assiste alors à une sorte de tournoi d’experts en règle, avec moqueries, persiflages, et autres « Ah ah, le bolos ! », pour stigmatiser un camarade d’un autre groupe qui a échoué sur un objectif technique. Au sein même des groupes d’experts masculins constitués, une forme de surenchère d’expertise voit le jour. Quand le groupe est mixte, et que des « experts » masculins s’affrontent, les filles adoptent toute la même attitude : retrait, et yeux levés au ciel (« Pfff, les gamins ! », commente Lisa, excédée).
Cette observation est corroborée par l’étude ethnographique de Nicolas Auray, menée il y a déjà plus d’une dizaine d’années auprès de jeunes experts en programmation. Le sociologue y fait état de véritables rites de compétition, mais aussi d’agressivité entre les participants, affirmant voir dans ce processus ce qu’il nomme une « fabrication sociale de la virilité » (Auray, 2003). Une remarque, qui fait d’autant plus mouche pour nos analyses, que nous avons pu remarquer que lorsqu’un garçon se déclare, de lui-même, peu expert, voire pas du tout, sur le plan technique, il est intégré… à un groupe de filles ; il quitte donc la compétition pour la virilité. Plus récemment, Rinaudo, Turban, Delalande et Ohana (2008) observent des pratiques différenciées en fonction du genre chez les collégiens qui ont été équipés en ordinateurs portables par le conseil départemental d’Ille-et-Vilaine. Si les filles s’investissent davantage dans les relations sociales et communicatives, les garçons sont plus attirés par les performances techniques de leur machine. Les chercheurs remarquent que « posséder un savoir technique est, pour les garçons, à la fois un signe d’appartenance au groupe de pairs et une marque de domination » (Rinaudo et al., 2008, p. 33).
Les rapports complexes de domination et d’appartenance à un groupe de pairs ont émergé avec force lors de nos investigations en lycée. Nous avons ainsi été amenée à étudier un élément non pensé au départ : la figure du geek au sein du groupe de travail et de la classe en général. Tout en ayant parfaitement conscience que la culture geek, fruit des années 1970, englobe des éléments liés aux mondes imaginaires et fantastiques (Peyron, 2013), nous reprenons ici le terme geek dans l’acception avec laquelle il est employé par les adolescent-e-s et les enseignant-e-s rencontré-e-s lors de nos recherches, à savoir la désignation d’un individu fortement attaché au numérique dans ses pratiques quotidiennes. Ce qualificatif se voit attribuer une valeur variable selon le genre dans les discours enseignants. Plus encore, selon qu’elle soit incarnée par un garçon ou une fille, nous allons voir que la figure du geek ne connaît pas au sein de la classe le même processus de socialisation et de reconnaissance.
Josiane Jouët l’affirme sans conteste : « Le désir et le plaisir investis dans la technique apparaissent comme des phénomènes majoritairement masculins » (Jouët, 2003, p. 65). L’engagement émotionnel témoigné dans les pratiques numériques est en effet très fort chez les garçons, à tel point que prenant l’exemple des jeux vidéo, la sociologue Dominique Pasquier évoque une « société des garçons ». Cet engagement émotionnel masculin dans les pratiques numériques est reconnu et valorisé socialement, entraînant en conséquence une valorisation des compétences numériques déployées : « Ces machines inspirent le respect, même lorsqu’elles sont utilisées pour de simples combats à l’écran : elles sont accréditées d’une image de modernité et d’une expertise générationnelle […]. [Les garçons] sont crédités d’un potentiel dans l’acquisition d’une culture scientifique et technique » (Pasquier, 2005, p. 88).
Dès lors il n’est pas étonnant que dans l’imaginaire collectif, le geek soit un garçon. Pourtant, les filles sont de plus en plus nombreuses à témoigner d’une appétence pour le numérique, et à se qualifier elles-mêmes comme membres de cette communauté de férus d’Internet et de concepteurs de produits numériques. Certaines tiennent à le faire savoir haut et fort, engageant une bataille idéologique par la même occasion. Parmi elles, Mar_lard, gameuse féministe qui a marqué les esprits avec son article « Sexisme chez les geek : pourquoi notre communauté est malade et comment y remédier », publié sur son blogue personnel Joystick, en août 2012. Au-delà du statut pornographique de la femme dans les jeux vidéo, mais aussi dans les opérations marketing montées pour promouvoir des jeux, montrant qu’il est bien considéré que les gamers sont des hommes (et on imagine ici l’image des hommes que renvoient ces campagnes publicitaires…), ce qui retient notre attention dans le propos de Mar_lard, c’est le manque de considération de la communauté geek pour la femme gameuse (Mar_lard, 2012).
Le débat soulève la communauté : pléthore de blogues s’en font l’écho et l’alimentent activement, que ce soit pour soutenir le « combat » de Mar_lard ou, au contraire, pour persister dans cette attitude dénoncée par la jeune femme. C’est en ce sens qu’est né un nouveau phénomène remarquable : la « Fake Geek Girl » (en français « Fille Faussement Geek »). Ce terme désigne la fille qui se prétend geek alors que seul un garçon est jugé digne de se désigner comme tel, car il en a les compétences et les connaissances. Dans un mémoire daté de 2013, pour l’École du Louvre, Marie Le Mer fait état d’enquêtes qu’elle a réalisées auprès de joueurs et de joueuses. Elle montre la réticence des joueurs devant l’entrée des femmes dans l’univers du jeu vidéo, les joueurs exprimant la crainte de voir leur prépondérance (selon eux, « la dernière » dans la société) remise en cause, remarquant que les femmes ont déjà pris une place dans toutes les sphères possibles, dont le travail et les technologies de la communication (Le Mer, 2013).
Le débat dépasse la seule communauté de joueurs et joueuses de jeux vidéo. Il met en avant des problématiques fortes, liées à la place de chacun-e dans la société, en présentiel et sur les réseaux. Se posent ainsi des questions, non seulement de visibilité, mais aussi de participation et d’engagement de chacun-e sur et via les réseaux, ce que sous-tendent partiellement les pratiques translittéraciques. La reconnaissance de l’appétence pour le numérique est aussi la possibilité de penser les transferts entre les apprentissages développés via la conception et l’utilisation d’outils numériques, dont les jeux vidéo et les apprentissages scolaires.
La prise de conscience de cet enjeu est perceptible à travers plusieurs initiatives relativement récentes, comme la web-série documentaire conçue pour Arte par la journaliste Sonia Gonzales intitulée « Les filles aux manettes ». L’objectif : donner la parole aux joueuses et designeuses de jeux vidéo. La volonté d’attaquer de front par le moyen de cette production médiatique les stéréotypes sexistes est clairement affichée sur la page d’accueil de la web-série : « Il est temps de réviser quelques clichés ! L’époque où les jeux vidéo n’intéressaient que votre grand frère est révolue. Aujourd’hui, il y a au moins autant de joueuses que de joueurs et elles ne s’intéressent pas qu’à Candy Crush ou FarmVille ! Avec Les filles aux manettes, plongez en 6 épisodes dans un univers pixélisé pas si rose que ça » (Gonzales, 2016). On osera toutefois noter que la rédaction de la web-série s’adresse aux filles pour affronter ces stéréotypes, et pas à un public mixte. Avec trois brèves vidéos au ton humoristique, c’est sur le front du code que la campagne « Why can’t girls code », élaborée par l’association Girls Who Code, attaque les stéréotypes genrés liés à l’outil technique (Girls Who Code, 2016). Face à une discipline informatique socialement jugée comme masculine (Collet, 2004), on note des opérations spécifiques au sein des établissements scolaires. Parmi elles, le Concours Castor, créé en 2004 en Lituanie, organisé dans plus de 30 pays, et organisé en France depuis 2011. Un des objectifs de ce concours, qui se déploie dans les écoles primaires, collèges et lycées volontaires, est de faire connaître l’informatique aux jeunes et de promouvoir aussi particulièrement l’informatique auprès des filles, dont l’orientation dans les filières de formation scientifiques et techniques reste encore faible (Tort, Drot-Delange et Mano, 2016).
C’est que véritablement, la perception de l’appétence pour le numérique, et plus encore de l’adolescent-e geek, est clairement différenciée selon le genre, et ce, que ce soit chez les jeunes eux-mêmes ou chez les enseignants.
Lors de nos investigations en lycée, nous avons rencontré plusieurs filles qui font preuve d’une expertise importante en matière de maîtrise de l’information, et d’une appétence forte pour les outils numériques, se traduisant, au-delà d’un usage intensif, par l’écriture de fictions en ligne, la participation à des jeux en réseau, allant parfois jusqu’à l’élaboration de scénarios ou encore de graphismes. Elles sont beaucoup moins nombreuses à affirmer leurs compétences et leur identité de geek. Attardons-nous sur deux adolescentes rencontrées qui appartiennent à cette minorité très silencieuse : Zoé et Anastasia.
Zoé est une adolescente de 17 ans en classe de Terminale, qui fait preuve d’une grande dextérité technique et d’un véritable plaisir à manipuler les outils numériques. Elle est un moteur au sein de son groupe de travail (mixte), notamment parce qu’elle a un vrai sens de la créativité avec les outils numériques (réalisation d’une bande dessinée interactive, par exemple, pour le compte du projet Documentation-Anglais). La lycéenne refuse pourtant de se déclarer « geek » devant les autres : « Je veux pas trop dire ça, que je suis geek, parce que les autres ils vont dire « elle s’y croit », et ça va se passer encore plus mal.
AC : « Encore plus mal » ?
Zoé : Ouais, ben c’est pas facile tous les jours, hein.
AC : Pourquoi ?
Zoé : Ben, pour les autres je suis différente, quoi…
AC : En quoi es-tu « différente » ?
Zoé : Ben, je touche pas mal aux technologies, tout ça, j’aime ça, vous savez. Et les filles, elles me prennent un peu pour un zombie, faut dire ! Pour elles, l’informatique, le numérique tout ça, c’est pour parler, moi je suis sur Facebook, je dis pas hein, mais je préfère programmer, utiliser des logiciels.
AC : Et les garçons, qu’est-ce qu’ils en pensent ?
Zoé : Ah ben, pour eux, je suis pas une vraie fille, je marche sur leur territoire, vous comprenez ! Bref ».
Elle clôt d’elle-même le dialogue, notamment parce que nous échangeons ainsi au milieu de la classe, et elle prête attention à ce qu’on ne nous entende pas. Suivie dans le cadre d’un autre projet de recherche personnel, Zoé, que nous avons retrouvée deux ans après cette investigation, est en Licence 1 de Japonais, ce qui lui permet de concilier ses études et son appétence pour un univers qu’elle apprivoise sur les réseaux depuis plusieurs années au gré de ses activités de loisirs numériques. Zoé est toujours active sur les réseaux, et développe au jour le jour de nouvelles compétences en matière de créativité artistique en ligne. Pour autant, elle remarque, au cours de l’entretien, qu’elle « fait partie des rares filles qui s’expriment vraiment pour dire autre chose que « Ouah c’est trop beau ! », et note que « c’est sûr, les gars ils sont pas trop habitués à ce qu’on parle technique, logiciels, et tout ».
Dans la même classe que Zoé, sans que les deux filles ne soient proches, nous avons rencontré Anastasia. Elle se distingue fortement de Zoé en ce qu’elle revendique être « une vraie geek », racontant son amour des jeux vidéo, et le clamant haut et fort. Y a-t-il un lien de cause à effet ? En tout cas, d’emblée, Anastasia apparaît très isolée dans la classe, là où Zoé est visiblement socialement plus intégrée. Dans la conversation, l’adolescente glisse :
« Être une fille et être une geek, c’est pas le bon plan pour te faire des amis IRL4, tu vois !
AC : Pourquoi tu dis ça ?
Anastasia : Ben, un gars qui va être geek, on va dire c’est cool, c’est normal. Une fille, c’est pas vraiment normal pour les gens. Une fille, ça doit se maquiller, aller faire les boutiques de fringues, et puis allez, au pire, ça lit. Mais une fille qu’est « addict » à son ordi, qui fait des jeux en ligne, tout ça. Ouah, ça craint un peu !
AC : Tu as l’impression que c’est ce qu’on pense de toi ?
Anastasia : Oui, c’est clair, enfin c’est pas une impression. Les filles de la classe, il y en a plusieurs, elles me l’ont dit, genre « toi t’es pas comme nous »… Alors, vous comprenez que j’ai plus d’amis sur mes jeux en ligne qu’au lycée ! ».
Les propos d’Anastasia sont très forts, et malheureusement pas exagérés. Nous avons en effet pu constater ce qu’elle décrit. Dans cette classe de Terminale, plusieurs garçons sont des geeks proclamés… et reconnus comme tels. Chez les filles, être identifiée « geek » semble entraîner une forme de marginalisation au sein du groupe, et engendre une dévaluation de sa féminité ; elles sont plusieurs, lorsque je pointe leurs compétences numériques, à se récrier à la manière de Léonie, 16 ans : « Oui, oui, je m’en sors bien c’est vrai, mais attention, je suis pas geek, hein, je suis une fille (rires) ». Au contraire, chez les garçons, il y a une fierté et une véritable mise en avant au sein du groupe du garçon « geek », celui « qui touche » comme ils disent : « Reynald, c’est le boss de l’informatique, il touche à fond, on lui fait confiance », lance Mathias (17 ans), ce que Reynald confirme : « C’est vrai, j’ai un p’tit côté geek, j’aime ça, je suis peut-être pas le roi du monde, mais quand même, j’ai un bon niveau, j’assure ». Cette fierté est personnellement ressentie par le garçon geek, mais aussi par ceux qui le côtoient.
Les enseignant-e-s ne sont pas en reste en termes de représentations à propos de la figure du geek, et du regard porté sur l’appétence témoignée par leurs élèves envers les outils numériques. Ainsi, une professeure de Lettres, interrogée à propos de sa propre relation au numérique, distingue le comportement de ses enfants — un garçon de 11 ans, une fille de 14 ans — en faisant référence à leur genre : « Personnellement, je suis très numérique, mon mari aussi, donc mes enfants aussi, tu vois. Bon, ma fille, elle est sur les réseaux sociaux, Facebook, Instagram, ce genre de choses. Mon garçon… C’est un garçon, hein, dans toute sa splendeur (rires) ! […] C’est-à-dire il est « geek », il joue à des jeux vidéo, il lit sur tablette, il surfe sur le Net beaucoup, un vrai garçon je te dis ! (rires) ». Cette différenciation selon le genre est également opérée par l’enseignante d’Anglais, que nous avons pu observer dans le cadre de notre enquête portant sur les situations informationnelles engageant une production numérique en classe de Terminale. Le regard que cette professeure porte sur Zoé et Anastasia est très différent de celui qu’elle porte sur les autres filles de la classe, et sur les garçons dits geeks. En effet, à la fin d’une séance, elle nous explique combien Zoé l’« agace » à être « toujours dans ses trucs informatiques, tu vois, elle fait tout par ça, c’est une vraie geek ». Nous prenons alors volontairement l’exemple d’un garçon de la classe plus geek que tous et toutes, et que la professeure d’Anglais ne semble pas considérer aussi négativement :
AC : « Mais Reynald aussi est un geek, non ?
Pr-Ang : Oui, bon lui c’est un garçon, si tu veux, on sait que ça fait partie d’eux, à cet âge-là, surtout ».
Ces constats font tout à fait écho aux travaux menés par Nicole Mosconi, qui nous alerte depuis de nombreuses années quant à une vision souvent trop dichotomique de l’éducation scolaire qui, reposant sur la mixité, serait égalitaire, et une éducation familiale de fait inégalitaire. Les acteurs du milieu scolaire n’échappent pas à l’intégration de positions sociales inégales, hiérarchisées, et à leur transmission (Mosconi, 2004).
En 2003, Josiane Jouët regrettait : « Il n’existe pas de recherche constituée, en Sciences de l’Information et de la Communication, ni en sociologie d’ailleurs, sur le thème du genre et de la communication. Les recherches existantes sont éparses car le thème du genre ne constitue que rarement la problématique centrale ; il émerge seulement comme l’un des phénomènes des processus de communication […]. Les résultats demeurent encore aujourd’hui parcellaires car ils figurent, en France, dans des études plus générales » (Jouët, 2003, p. 55).
Plus de dix ans après l’expression de cette inquiétude, on peut affirmer, au regard de la littérature sur le sujet, que le genre s’impose de plus en plus comme critère important — voire entrée à part entière5 — dans les recherches en Information-Communication. Pour autant, il nous semble important de ne pas considérer fille/garçon comme des catégories homogènes et univoques.
Nos études qualitatives montrent bien le croisement entre marqueur social et genre. Mais elles mettent aussi en avant l’importance de l’environnement éducatif et social ainsi que les modalités d’affiliation qui constituent également autant de paramètres à croiser pour prendre en compte
« l’épaisseur sociale » (Jeanneret, Souchier et Le Marec, 2003) des pratiques. Si l’on reconnaît aisément que les acteurs de l’éducation ont un rôle à jouer dans la réduction des inégalités cognitives et sociales engendrées ou accentuées par le numérique (Cordier, 2016), nos études témoignent que les inégalités de genre sont non négligeables, et nécessitent prise de conscience et mobilisation de la part des enseignant-e-s, eux-mêmes soumis à des représentations sociales produisant hiérarchisations et inégalités. Dans des travaux fondamentaux pour la construction professionnelle et la conscientisation de ses propres incorporations, Nicole Mosconi a montré des comportements différenciés des enseignant-e-s vis-à-vis des garçons et des filles, tant en ce qui concerne les tâches cognitives dédiées que les attentes plus larges relatives au « métier d’élève » (Mosconi, 2004). C’est aussi ce risque que sous-tendent les attitudes que nous avons observées, notamment lorsque les groupes de travail mixte conduisent les filles à s’effacer et à laisser les garçons prendre le pouvoir sur les outils numériques, et par là même développer davantage de compétences, au moins procédurales, avec ces outils.
Toujours en 2003, Josiane Jouët attirait l’attention des chercheurs sur une focalisation sur les
« les fanatiques des TIC [concourant] à renforcer les stéréotypes d’une culture masculine
« nécessairement technique » ; à l’inverse peu d’études s’intéressent aux femmes adeptes de ces technologies » (Jouët, 2003, p. 67). Récemment, une enquête menée par l’équipe de l’ANR INEDUC (« Inégalités éducatives… »6), auprès de 3356 adolescent-e-s âgé-e-s de 13 à 15 ans, et scolarisé-e-s en classe de 4ème, a permis de documenter de manière plus juste leurs usages et pratiques, et a confirmé la différenciation des pratiques entre les adolescentes et les adolescents. L’attrait féminin pour l’activité de jeux vidéo y est démontré : 60 % des filles interrogées déclarent jouer aux jeux vidéo, contre 90 % des garçons. Par la même occasion, les auteur-e-s corroborent nos investigations de terrain, montrant que les filles ont « tendance à ne pas assumer socialement et publiquement ces pratiques de l’ombre dont les représentations sociales sont particulièrement marquées par les stéréotypes sexués » (Fontar, Le Mentec et Rouillard, 2015).
Au-delà des acteurs sociaux aux prises avec des situations éducatives, il convient aussi de penser les produits numériques qui sont proposés aux adolescent-e-s. Ainsi, la chercheuse Fanny Lignon, spécialiste des représentations du masculin et du féminin dans le numérique, appelle-t-elle à mobiliser les éditeurs de contenus numériques sur la problématique du sexisme, proposant, pour inciter les professionnels à entamer cette démarche, que « l’exigence de l’égalité devienne un label de qualité pour les éditeurs » (Lignon, 2013).
Une responsabilité collective est ainsi engagée pour favoriser chez chacun-e, à travers le déploiement de pratiques translittéraciques au sein de situations optimales, le développement de compétences et de connaissances indispensables pour s’affirmer et prendre pleinement sa place dans la société de l’information.
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